Charlotte Rochat

Post-doctorante
Docteur, Droit privé et sciences criminelles.
Qualifiée aux fonctions de maître de conférences
(2016, Droit privé et sciences criminelles).
L'Amitié en Droit Privé, soutenue le 03 décembre 2015 à Marseille (Université Aix-Marseille), sous la direction de Philippe BONFILS et Emmanuel PUTMAN.
Le jury était composé de Mme Geneviève PIGNARRE, M. Jean-Christophe RODA, Mme Coralie AMBROISE-CASTÉROT, M. Emmanuel PUTMAN et M. Philippe BONFILS.

S’il peut paraître surprenant de consacrer une thèse de Doctorat à l’Amitié en Droit Privé, le nombre d’occurrences du terme amitié dans les Codes comme dans la jurisprudence assure indiscutablement que le droit et l’amitié ne sont pas si étrangers l’un à l’autre. Le droit attache le terme amitié  à des situations qui dépassent la simple cordialité lorsque ce lien s’étend dans la durée.

 

La plus faible acception de l’amitié apparaît dans la jurisprudence relative à la partialité du juge ; une certaine proximité, même issue du milieu professionnel, suffit dès lors qu’un intérêt commun y est associé. À l’opposé, la plus haute acception de l’amitié correspond à un lien d’affection étroit, durable et stable, permettant notamment la réparation du préjudice moral par ricochet, ce à quoi ne peut prétendre une amitié simplement suffisante pour être une cause de récusation.

 

Notre étude permet de mettre en lumière une gradation d’intensité de ces liens qui se recoupent sous le même terme d’amitié. Elle caractérise ainsi l’absence d’unité notionnelle, l’impossibilité d’ériger une véritable définition de l’amitié qui soit juridiquement efficace pour saisir à la fois la poussière d’amitié et celle étroite durable et stable.

Les rapports entre le droit et l’amitié se distinguent des autres modèles de contingence des relations interpersonnelles en se dispensant du recours à une véritable définition, à une notion unitaire et à un régime propre. Pour autant, le droit parvient à appréhender l’amitié, dans toute sa variété de nuances et d’intensité, en fonction du but poursuivi, et ce par le biais de qualificatifs juridiques existants.

 

Le droit parvient de la sorte, tout en respectant la nature spécifique de l’amitié, à poursuivre deux objectifs, d’une part veiller aux intérêts supérieurs que l’amitié pourrait menacer (Partie I) et d’autre part protéger l’amitié (Partie II) qui, dans un contexte de désagrégation du lien familial, peut prétendre au rôle de garant de l’intérêt de l’individu.

 

Dans la première partie, le droit redoute le privilège émanant de l’amitié. Cet avantage octroyé en dehors des règles communes altère les comportements qui ne sont plus froids et désintéressés, pouvant entrer en conflit avec des intérêts supérieurs protégés ou fragiliser l’équilibre contractuel.

Le droit doit concilier la liberté de l’amitié avec la protection des intérêts supérieurs et du lien contractuel.

 

Pour ce faire, le droit s’attache plus à la conséquence de l’amitié qu’à sa caractérisation ;

l’amitié est détachée de son effet perturbateur, lequel est analysé et caractérisé par le biais de qualificatifs juridiques existants objectifs sans qu’il ne soit nécessaire de statuer sur la nature du lien d’amitié.

Ici, l’amitié, quelle que soit son intensité, n'est pas attachée à un effet juridique immédiat et systématique. La référence à l‘amitié est dépassée.

 

Cette affirmation s’illustre par la formalisation des infractions réprimant les atteintes à la probité, qui renforce l’importance du dévoiement du comportement, élément objectif apprécié par comparaison avec le comportement attendu, en diminuant la prise en compte de l’avantage octroyé à l’amitié : il suffit de démontrer un intérêt distinct de l’intérêt général, sans avoir à caractériser l’intérêt amical, permettant au juge d’éviter l’écueil de la caractérisation de l’amitié.

 

Le droit parvient de même à limiter les effets perturbateurs de l’amitié dans le domaine contractuel et incite les contractants à prendre la mesure des actes qu’ils consentent.

Le risque prévaut sur la caractérisation de l’amitié et la référence même à l’amitié tend à disparaître, par une objectivisation de la responsabilité contractuelle.

Le droit refuse de donner à l’ordre amical une conséquence juridique. La rupture de l’amitié ne saurait en soi ouvrir droit à réparation, ni rendre à elle seule le contrat caduc ou nul, et ce même si l’amitié a été le motif déterminant de l’acte ou du choix du contractant.

 

Le droit adopte une approche objective et téléologique, en focalisant son intérêt sur le risque que l’amitié véhicule, tout lui ménageant la liberté qu’elle nécessite et sa faculté de se maintenir dans le non-droit, tant que ses effets perturbateurs sont jugulés.

 

 

Une fois cette perturbation écartée (Partie I), le droit s’attache à protéger l’amitié (Partie II), non seulement comme composante essentielle de la vie privée, mais également comme vecteur de protection des intérêts de la personne, palliant l’étiolement des liens de famille et d’alliance.

 

Le droit protège la naissance et l’épanouissement de l’amitié au travers la vie privée, par le droit de nouer et de développer des relations avec ses semblables et la liberté des interactions sociales et permet à ce rapport d’intimité de se nouer ou de se défaire dans la confidentialité de la vie privée.

Le droit reconnaît une place à l’amitié dans un cercle familial élargi, les « proches »,  par l’accès à certaines prérogatives toutefois réservées en priorité à la famille et limitées par la protection de son intérêt supérieur.

L’amitié peut cependant surpasser cette hiérarchie, soit en présence de circonstances graves et exceptionnelles qui caractérisent la défaillance de la famille, soit par une manifestation anticipée de volonté de l’individu, qui aura choisi l’ami de préférence à un membre de sa famille pour protéger ses intérêts et le représenter.

 

L’importance du choix dans l’accession de l’amitié à ces prérogatives laisse envisager une possible contractualisation du statut de l’ami ainsi désigné, à l’instar du contrat de cohabitation en Belgique ou du contrat de reciprocal-beneficiary relationship (contrat de relation de bénéfice mutuel) des Etats du Vermont et d’Hawaï aux Etats-Unis, où deux individus de concèdent l’un à l’autre une série de prérogatives. Un tel contrat permettrait aux amis de conférer un statut non équivoque à leur amitié ainsi désignée, un ensemble choisi de mesures de protection des intérêts l’alter-ego et sa représentation s’il n’était plus en mesure de manifester sa volonté.

 

Par un choix explicite et réciproque, l’amitié est reconnue de manière autonome et dépasse la subsidiarité qui lui est normalement attachée.

 

Toutefois, lorsque l’amitié est particulièrement étroite, durable, et stable, elle peut accéder à une reconnaissance autonome, sans manifestation de volonté préalable. Elle peut alors être appréhendée par le législateur qui laissera au juge le soin de l’identifier avec certitude, notamment en fonction de sa durée, de la manifestation d’un intérêt pour l’autre et d’une certaine forme de notoriété, se rapprochant de la fama qui permettait de reconnaître le concubinage. L’ami peut accéder à des missions en l’absence de désignation anticipée en raison de l’intensité quantifiable de ce lien, suffisamment spécifique pour être saisie par le droit. Les dispositions relatives au donneur vivant d’organes l’illustrent en requérant un lien étroit et stable, depuis plus de deux ans.

 

Ainsi, le droit offre à l’amitié une protection modulable et adaptée, de sa naissance à son paroxysme, l’incluant dans les proches et dans la vie privée, par des manifestations de volonté expresses librement consenties ou par la reconnaissance d’un lien étroit et stable.

Conclusion:

L’absence de définition globale respecte la nature fondamentalement libre de l’amitié mais également son caractère fragile et évolutif. L’amitié doit pouvoir librement naître, ou disparaître, évoluer pour éventuellement devenir ce lien étroit ou ne demeurer qu’une amitié plus distante, sans porter atteinte à des intérêts qui lui sont supérieurs. Si au terme de l’étude il apparaît que l’amitié étroite durable et stable, l’amitié vertueuse dans la conception aristotélicienne pourrait prétendre à une juridicité autonome, l’amitié en droit privé ne saurait s’y résumer.

 

L’étude montre la grande capacité d’adaptation du droit qui dépasse l’absence d’unité notionnelle de l’amitié et parvient à se prémunir de ses effets néfastes tout en lui offrant une reconnaissance et une protection pour l’ensemble de ses degrés. La réponse juridique à l’amitié est adaptée à sa complexité, par une approche fractionnée en fonction des objectifs, par le recours à des qualificatifs juridiques existants et en offrant aux amis la liberté de choisir la composante juridique de leur relation.

La réception de l’amitié est rendue possible par un équilibre entre norme et contrat, offrant une parfaite adéquation aux spécificités du fait sous le contrôle du juge et dans les limites posées par le législateur.

Le droit dépasse ainsi tout ce qui rendait cette interaction inconcevable ; l’amitié peut être saisie quelle que soit son intensité, tout en conservant la liberté nécessaire à son épanouissement et en protégeant les intérêts supérieurs.

Au-delà du dépassement de la nécessité d’une définition juridique, l’étude démontre que l’amitié a sa place en droit privé.

 

 

 

 

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