Journée d'étude organisée à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans le cadre de la chaire Assurance et Société, Historicité des savoirs et pratiques de l'interdisciplinarité, par
Nelly Hissung-Convert, maître de conférences en histoire du droit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et
Marta Peguera Poch, professeur d'histoire du droit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le développement de l’industrie de l’assurance terrestre au xixe siècle est un fait marquant de notre histoire économique. Les prémisses de cette industrie se situent au xviie siècle en Angleterre, suite au grand incendie de Londres, et seulement à la fin du xviiie siècle en France avant son arrêt brutal en 1793. Ce fait est regardé comme une prolongation de l’assurance maritime qui finit par gagner la terre, tout en poursuivant son développement. En s’implantant sur terre et en devenant une véritable industrie, les assurances terrestres ont accompagné la vie économique et sociale en s’adaptant aux évolutions de la société, notamment industrielles. Empruntant les diverses formes sociétaires de l’entreprise et en particulier celle de la société anonyme, ses promoteurs répondent aux besoins d’une société en mutation, marquée par une urbanisation croissante et par l’industrialisation. Les techniques assurantielles progressent face à ces évolutions, en couvrant un panel de risques de plus en plus large. Ce développement est tel qu’en 1898, les auteurs du Dictionnaire d'économie politique l’ont salué comme l’« un des faits économiques les plus heureux de la fin du xixe siècle » (Yves Guyot et Arthur Raffalovitch, Dictionnaire d'économie politique, 1898, tome I, p. 288)
Or, ce développement, aussi fulgurant, exponentiel et durable soit-il en Europe, n’a pas été linéaire pour autant. Certaines nations, comme l’Angleterre, ont été non seulement les pionnières des assurances terrestres mais aussi de véritables moteurs de l’industrie et du marché de l’assurance qui se mettaient en place. Comparativement, d’autres nations, comme la France, connaissent un certain retard, malgré le véritable essor de ce secteur commercial et sa place essentielle dans la société industrielle et capitaliste naissante. Mais chacune des nations européennes a également connu, de manière commune ou différente, certaines réticences et limites qui ont pu gêner la pleine intégration du secteur de l’assurance. En effet, la réception du phénomène assuranciel demeure inégale selon les pays pour des raisons diverses, liées non seulement à l'avance ou au retard du développement économique, mais aussi à la culture, à l'histoire des mentalités et en particulier à la conception des rapports entre l'individu, la société et l’Etat.
Parmi ces réticences, certaines sont sociales, morales ou psychologiques. Du point de vue social, les assurances terrestres sur les biens et les personnes s’adressent aux particuliers, à la différence de l’assurance maritime qui touche davantage le monde professionnel. Or ces assurances demeurent, malgré le développement des assurances populaires en Angleterre ou en Allemagne et jusqu’à la fin du xixe siècle, un placement de notables et de citadins, ce qui limite dans un premier temps leur expansion. Par ailleurs, l’élément psychologique vient renforcer cette situation et ce sentiment : le caractère aléatoire de la survenance du sinistre n’entre pas, dans un premier temps, dans les prévisions des ménages encore peu enclins à accueillir l’idée de prévoyance. S’ajoute également la crainte (ou la superstition) de provoquer le sinistre en tentant de s’en prémunir, une appréhension qui peut expliquer en partie le retard voire l’absence de l’assurance accident pour les voyages en train en France, ce qui constitue une différence avec l’Angleterre et l’Allemagne. Si l’on s’en tient l’explication donnée par le Dictionnaire d’économie politique, c’est « sans doute parce que nous n’aimons pas, en prenant le train, nous assombrir à l’idée de catastrophes possibles » (ibid.). C’est à propos de l’assurance sur la vie que les réticences morales et psychologiques sont les plus fortes. En France comme en Italie, la tradition juridique veut que l’on n’assure que les choses « estimables à prix d’argent » ; or, la vie humaine ne l’est pas. Une telle position est renforcée par l’héritage religieux et par la loi maritime qui interdit l’assurance sur la vie en mer, percevant l’assurance sur la vie comme une spéculation sur la mort. Une telle appréhension a conduit en France à l’interdiction de cette assurance jusqu’à ce que le Conseil d’État n’autorise son exploitation en 1818, mais la reconnaissance légale n’intervient quant à elle qu’en 1850. Les écarts relatifs au développement de l’assurance sur la vie entre les nations sont éloquents durant la première moitié du xixe siècle : en 1832 par exemple, on comptait deux grandes compagnies s’occupant d’assurance-vie en Italie, trois en France, cinq en Allemagne et huit aux Pays-Bas, contre trente en Angleterre. Du point de vue moral et politique, le retard de l’assurance terrestre en France, toutes branches confondues, s’explique aussi par la faveur donnée aux mutuelles jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle, considérées comme plus accessibles avec des primes modulables et basées sur les principes de la mutualité, une faveur qui guide la politique du gouvernement, plus enclin à accepter des sociétés basées sur les notions de solidarité et de partage que d’accepter son exploitation par les compagnies à primes fixes, poursuivant un but commercial.
Les législations commerciales sont par ailleurs le miroir de ces réticences face à l’esprit commercial. Dans un premier temps, la législation porte sur les sociétés anonymes en général en raison de leur régime de responsabilité limitée qui fait craindre des abus. Or, la forme sociétaire anonyme est celle privilégiée par les sociétés d’assurances. Ainsi, les sociétés d’assurances, comme les autres sociétés anonymes, ont été soumises à des nombreuses restrictions en particulier à celles liées au régime d’autorisation préalable qui touche toutes les sociétés par actions depuis l’Ancien Régime, même en Angleterre avec le Bubble Act de 1724. Elles tombent également sous le régime de l’article 37 du Code de commerce napoléonien qui impose cette autorisation étatique à toutes les sociétés anonymes. La méfiance est plus importante encore envers l’assurance sur la vie, une branche d’assurance qui allait demeurer sous le régime d’autorisation préalable au-delà de la loi de 1867 qui libéra les sociétés anonymes de cette procédure. Cette appréhension reste néanmoins présente à l’endroit de l’industrie de l’assurance toute entière puisque le législateur impose des mesures de contrôle ainsi que des mesures financières, qui vont se renforçant, afin de protéger l’épargne au sein de ces sociétés. En effet, les sociétés d’assurances drainent une part de plus en plus importante de l’épargne publique, quand celle-ci ne se tourne pas vers les actions des sociétés inscrites en bourse ou sur le marché libre, ce qui rend les pouvoirs publics attentifs à cette activité. Si l’idée de contrôle de l’activité de l’assurance existe dans tous les Etats, son principe est différent selon ces mêmes Etats : plutôt étatique en France et en Allemagne, l’initiative privée est quant à elle préférée en Angleterre.
L’industrie de l’assurance peut également se trouver face à des limites économiques qui peuvent gêner son essor, voire le maintien de certaines de ses branches. Récemment, les incendies dévastateurs de Los Angeles ont ravagé plus de 150 kilomètres carrés en trois semaines et touché plus de 10.000 habitations, dont un grand nombre n’était plus assuré, le contrat ayant été résilié par l’assureur refusant de couvrir le risque. Cela pose plus que jamais la question des limites économiques de l’assurance, notamment face aux effets du réchauffement climatique. De telles limites liées au contexte étaient déjà apparues dès le Moyen âge en matière maritime, notamment face au développement de la piraterie dont le risque était tel que certaines primes prirent des proportions souvent inatteignables. Aux xviiie et xixe siècles, les promoteurs de l’assurance se sont également retrouvés face à des problématiques économiques, notamment celles relatives au développement de l’industrie et du risque industriel puis du risque professionnel. L’augmentation des risques liées à l’urbanisation et à l’industrialisation a pu mener à une sous-tarification des primes qui a révélé les limites de l’assurance et de « l’assurabilité ». De nombreuses compagnies d’assurances contre l’incendie se sont vues ainsi contraintes d’exclure de leurs garanties les activités ou structures hautement inflammables, comme celles de l’industrie textile ou des fabriques d’explosifs, de produits résineux ainsi que des mines. Face à ces limites économiques, les phénomènes de coassurance et surtout de réassurance sont apparus comme des remèdes, même si l’évolution de la réassurance a été très inégale entre les divers pays européens, avec une implantation générale à la toute fin du xixe siècle. Les autres remèdes sont également venus des techniques de calcul de plus en plus expertes afin d’éviter un déséquilibre économique trop important.
D’autres questionnements portent sur les assurances sociales où les nations proposent des systèmes différents à partir de deux modèles opposés, l’un Anglais, inspiré par Beveridge et basé davantage sur une gestion étatique de solidarité nationale financée par l’impôt, l’autre Allemand, construit par Bismarck, privilégiant une couverture liée au travail et à la solidarité professionnelle, et gérée par des caisses d’assurances. La mise en place des assurances sociales a fait l’objet de nombreux débats et de réticences également mais ceux-ci ont été largement étudiés et ne seront pas intégrés dans notre Journée d’Etudes.
Face à toutes ces réticences, les assureurs ont dû œuvrer pour rassurer voire jouer de séduction face aux pouvoirs publics et aux particuliers. Leurs recours sont nombreux. En profondeur d’abord, la technique assurantielle s’est affinée : la rédaction des polices, encore en grande partie obscure au xixe siècle, a gagné en précision et surtout, le calcul assurantiel, actuariel, s’est fait de plus en plus pointu afin d’éviter la sous-tarification qui met en danger les entreprises d’assurances mais aussi de proposer des primes de mieux en mieux adaptées aux besoins des assurés. Les compagnies font alors appel à des experts en calcul tandis que se met en place l’organisation de véritables professions, d’abord avec les actuaires qui œuvrent auprès des compagnies d’assurances sur la vie en établissant notamment des tables de mortalité, ensuite avec des experts en tarification. Cette dernière a commencé à s’organiser en Angleterre et s’est définitivement installée avec l’établissement d’un cartel au début des années 1850, les « Tariff Offices ». Davantage en surface ensuite, les compagnies d’assurances œuvrent également à leur image : les conseils d’administration des compagnies réunissent des notables et des banquiers dont la présence peut rassurer du point de vue financier ; elles prennent volontiers des noms évocateurs tel Phoenix, pour rappeler leur force et leur capacité de réparation des dommages. Le développement de la publicité constitue également un ressort essentiel pour les promoteurs d’assurances qui en usent abondamment afin de toucher de plus en plus de personnes, de redorer l’image de l’assurance et de la populariser.
Ce sont ces réticences, ces limites et ces remèdes qui touchent indifféremment les nations, avec des similitudes mais aussi des différences parfois profondes, que notre manifestation veut mettre en relief. L’étude d’une nation en particulier, française ou étrangère pourra faire la lumière sur les réticences spécifiques à l’endroit de l’industrie des assurances, tandis que l’approche comparatiste pourra apporter un éclairage sur les similitudes et différences. Ces diverses approches pourraient permettre de discerner des familles de droit, déjà constituées en matière d’assurances sociales et de droit des sociétés en général, mais peut-être moins précisément en matière de sociétés d’assurances.
Divers axes se dessinent, les contributions pourront porter sur :
L’étude conjointe ou particulière des réticences sociales, morales, religieuses, économiques et politiques, à un moment précis ou sur un temps plus long, dans un pays en particulier ou plus globalement en Europe, qui ont impacté ou accompagné le développement de l’industrie des assurances terrestres ;
Les législations relatives aux sociétés d’assurances (mesures générales, constitution, fonctionnement, contrôle) ;
L’étude d’une société ou d’un promoteur en particulier, qui mettrait en relief les réticences éprouvées lors de sa constitution ou de son fonctionnement, ou qui aurait gêné à un moment le développement de son activité ;
Les remèdes techniques pour dépasser les limites et les réticences : la création des professions d’actuaires et d’experts en tarification, les techniques de fonctionnement des sociétés, les techniques assurantielles, la création des sociétés de réassurance ;
Le travail sur l’image de l’assurance pour rassurer les pouvoirs publics et les particuliers face aux réticences et assurer sa diffusion.
10h – Accueil des participants
10h15
Allocution de Jonas Knetsch, professeur de droit privé, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut des Assurances de Paris
1. La difficile implantation d’une industrie innovante au début du XIXe siècle
Sous la présidence de Marta Peguera-Poch, professeur d'histoire du droit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
10h30-11h00
Les compagnies royales d’assurance de 1786 et 1787 : l’émergence ratée de l’assurance terrestre en France à la fin de l’Ancien Régime
Charlotte Broussy, maître de conférences en histoire du droit, Université de Montpellier
11h00-11h30
Les difficultés de la compagnie d’assurance mutuelle contre l’Incendie de Seine-Inférieure et de l’Eure face aux compagnies à prime fixe (XIXe siècle)
Alix Profit, maître de conférences en histoire du droit, Université de Caen
11h30-12h00
L’industrie des assurances en Italie au XIXe siècle
Annamaria Monti, professeur d’histoire du droit, Università degli Studi di Milano
12h00-12h30
Discussions
Pause méridienne 12h30-14h30
2. Une industrie en plein développement face à des réticences subsistantes
Sous la présidence de Raymond Dartevelle, président du Conseil scientifique de la Chaire « Assurance et Société »
14h30-15h00
L'essor du droit pénal des assurances terrestres devant la cour d'appel du Nord : disparition ou intensification des réticences face aux assurances ? (XIXe-XXe siècle)
Marc Thérage, professeur d’histoire du droit, Université de Limoges
15h00-15h30
Compter, mesurer, évaluer. Le développement de la rationalisation assurantielle contre l’incendie (fin XIXe siècle)
Victor Le Breton-Blon, docteur en histoire du droit, Université Paris Nanterre
15h30-16h00
La promotion de l’assurance face aux réticences, l’exemple de L’Argus, Journal international des assurances depuis 1877
Nelly Hissung-Convert, maître de conférences en histoire du droit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
16h00-16h30
Discussions
L'inscription est nécessaire via https://irjs.pantheonsorbonne.fr/inscription-journee-detude-lindustrie-assurances-terrestres-secteur-nouveau-confronte-reticences
La journée d'étude, organisée à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne dans le cadre de la chaire Assurance et Société, Historicité des savoirs et pratique de l'interdisciplinarité, vise à étudier, dans une perspective d'histoire du droit, comment l'industrie des assurances terrestres, innovante à la fin du XVIIIe siècle, s'est peu à peu enracinée et développée en faisant face à des réticences à la fois politiques, juridiques et économiques, avant de devenir un véritable acteur de notre économie moderne