Argumentaire
Le syntagme d’Augustinisme politique a connu le succès depuis les travaux d’Henri-Xavier Arquillière, voici presque un siècle, quel que soit le tracé exact de ses contours. Il s’agit d’une proposition aujourd’hui très discutée, et par ailleurs qui est sans doute largement liée aux circonstances de son énonciation. Néanmoins, au-delà des interrogations quant à son contenu, l’augustinisme politique présente la considérable vertu de ne pas confondre les écrits de l’évêque d’Hippone et les utilisations, manipulations et infléchissements, volontaires ou non, que sa pensée a pu connaître par la suite. Certes sans doute s’y prêtait-elle, puisque, marquée par les tribulations et les polémiques religieuses de son temps, elle ne manquait pas de donner matière et prise pour d’autres polémiques, mais aussi parce que, faute d’une connaissance suffisante de la langue et de voyages d’étude en Orient, saint Augustin s’éloignait de l’héritage grec. Cependant, c’est bien dans ce déplacement qu’il s’agit de se situer, en plaçant au centre non les écrits et les idées du Docteur de l’Église latine lui-même, mais leur emploi postérieur, dans la pensée juridique. Pourra ainsi, le cas échéant, être testée l’hypothèse de la cohérence d’un « augustinisme juridique ».
Car immédiatement, les points d’influence et d’usage de l’œuvre de saint Augustin apparaissent nombreux pour la pensée juridique, qu’il s’agisse de celle des juristes ou d’autres intellectuels dès lors qu’ils traitent du droit (théologiens, philosophes, moralistes, etc.). Cependant, la question ne se pose sans doute pas dans des termes proches, voire très comparables, suivant les périodes : il faut être attentif aux solutions de continuité.
Ainsi, jusqu’à la scolastique, la position architectonique de la théologie dans les constructions intellectuelles dont nous avons conservé la trace documentaire, au sein de celles-ci le rôle matriciel sans équivalent de l’augustinisme, réactivé à la renaissance carolingienne, et le monopole clérical sur l’écrit interrogent jusqu’à l’autonomie même du droit comme objet de la pensée, au moins au-delà de la seule pratique. De ce point de vue, le point de départ que constitue la Réforme grégorienne, tant pour l’Église que pour ce qui deviendra l’État est, aussi, très largement tributaire des distinctions radicalisées depuis Gélase ou Grégoire le Grand, et de la même façon Gratien est marqué par une conception augustinienne de la justice.
Pour autant, la réception scolastique d’Augustin, et particulièrement thomiste, ne peut être négligée. Mais la trace augustinienne se rencontre aussi chez les opposants à la raison raisonnante, et ensuite du côté de la via moderna, chez les tenants, franciscains ou carmes, de la volonté face à la rationalité. On touche là, sur les origines de la propriété par exemple, des débats dont les conséquences et les enjeux sont plus immédiatement juridiques. Mais s’il faut reconnaître que l’auteur de la Cité de Dieu n’est pas le plus juriste des Pères de l’Église (il est difficile de fonder un droit des obligations sur Dilige, et quod vis fac…), l’influence de son œuvre et la manière dont elle a été travaillée en tous sens permettent de mettre en lumière combien la pensée juridique à chaque époque est tributaire des débats intellectuels d’ensemble.
Ainsi, dans le même temps, les renouveaux de la procédure, en matière pénale, ne peuvent s’envisager sans la doctrine du péché originel. Et s’il faut retrancher aux constructions de Michel Villey ce qu’elles ont de trop systématique, le subjectivisme juridique s’ente sur un support augustinien. De plus le moment scolastique doit s’entendre au moins jusqu’à l’école de Salamanque, qui fait migrer vers la modernité juridique des inflexions proprement augustiniennes, également signifiantes dans la Réforme catholique.
Bien entendu, le néo-platonisme renaissant, le schisme protestant, puis les ambiguïtés jansénistes, socialement si marquantes pour les juristes français, constituent, à commencer par le retour en force de la prédestination, un temps aussi marqué d’augustinisme que l’Antiquité tardive. Mais le classicisme n’est pas en reste, jusqu’à Bossuet, à commencer pour son appréhension du temps. Cependant, après le basculement dans le jusnaturalisme moderne, pour reprendre la forte opposition de Leo Strauss, vient peut-être le moment d’augustinismes d’un genre nouveau, puisqu’ils ont perdu la référence explicite à Augustin. A partir de la seconde modernité, l’entrecroisement des héritages présents, mais devenus invisibles, et des filiations explicites, et partiellement fabriquées, rend d’autant plus nécessaire, pour reconstruire la généalogie intellectuelle des raisonnements à l’œuvre dans et sur le droit, de recueillir suffisamment de matériau empirique pour définir des critères caractérisant l’augustinisme. En creux, c’est aussi la question de la pertinence de qualifier une construction juridique d’augustinienne qui est posée, au-delà du périmètre des influences qu’il s’agit de tracer.
C’est donc à ce travail avant tout exploratoire et classificatoire, plutôt qu’à venir remplir des cases déjà définies (tant Augustinisme que Pensée juridique sont des catégories entièrement construites par nos cadres académiques et qui ne se suffisent pas à elles-mêmes dans la confrontation avec les sources), que les participants au colloque Augustinisme et pensée juridique sont invités à participer, dans le dialogue des spécialités chronologiques, thématiques et disciplinaires.
Cette rencontre, qui se réunira les 24 et 25 novembre 2025, s’inscrit dans le prolongement d’autres colloques visant, en sondant des influences ou des concepts, à insérer la pensée juridique dans les grandes pulsations de la réflexion au moins occidentale (à ce jour ont ainsi été réunies des rencontres envisageant dans la pensée juridique le Cartésianisme, l’Aristotélisme, la Métaphore organiciste, l’Archéologie et l’idée de Société). Ces colloques ont vocation à voir leurs actes publiés dans une série dédiée de la collection « Histoire du droit », aux Classiques Garnier.
Programme
24 novembre 2025
9 h 30
Présidence de séance : Sylvio De Franceschi, directeur d’étude à l’École pratique des hautes études, Ve section, Laboratoire d’étude sur les monothéismes (UMR 8584, EPHE, Sorbonne Université, Université Jean Monnet Saint-Etienne)
Introduction
Laurence Devillairs, docteur et habilitée en philosophie, Sorbonne université
L’augustinisme en perspective : de la théologie médiévale à l’historiographie contemporaine (en visioconférence)
Blaise Dufal, maître de conférences en histoire médiévale, université de Sidney,
Saint Augustin et les lois de la cité terrestre
Jean-Marie Salamito, professeur d’histoire antique, Sorbonne université
Augustin d'Hippone juge : autorité morale et praxis de la justice en Afrique romaine tardive
Mohamed-Arbi Nsiri, docteur en histoire, université Paris Nanterre
Augustinisme et pélagianisme politiques. Le gouvernement impérial, le parti lérinien et les conciles d'Arles de 444 et de 451
Jean-Pierre Poly, professeur émérite d’histoire du droit, université Paris Nanterre
14 h 30
Présidence de séance : Liêm Tuttle, professeur d’histoire du droit, directeur du département d’histoire et de théorie du droit, IRJS, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Un augustinisme juridique sans Augustin dans l’Arménie du VIIe siècle
Aram Mardirossian, professeur d’histoire du droit, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et directeur d’étude, EPHE, Ve section
L’Augustin de Gratien et des canonistes des XIIe et XIIIe siècles
Raphaël Eckert, professeur d’histoire du droit, université de Strasbourg
De la remota iustitia et l’ordo iustus amoris (De civitate Dei IV, 4 ; XV, 22) à l’ordinabiliter habitum du droit canonique médiéval (C2 q. 1 c. 7) : l’influence de l’augustinisme sur la conception canonique de la justice
Ulrike Muëssig, professeur ordinaire de droit civil et d’histoire du droit allemand et européen, université de Passau
Méditer sur l'histoire de Rome et Augustin avec Dante, et tant d'autres, au début du quatorzième siècle
Elisa Brilli, professeur d’études italiennes et études médiévales, université de Toronto
L'homme est-il naturellement bon ? Les discussions sur la nature humaine, entre pélagianisme et manichéisme, chez Grégoire de Rimini († 1358), maître général de l'Ordre des Augustins, au regard des discussions entre Rousseau et Hobbes sur l'état de nature
Pascale Bermon, directrice de recherche au CNRS, Laboratoire d’étude sur les monothéismes (UMR 8584, École pratique des hautes études, Sorbonne Université, Université Jean Monnet Saint-Etienne)
L'augustinisme politique radical de la fin du Moyen Âge (de Gilles de Rome à John Wyclif)
Gianluca Briguglia, professeur associé, université Vita-Salute San Raffaele de Milan
25 novembre 2025
9 h 00
Présidence de séance : à préciser
Augustinisme juridique et loi éternelle de Suarez à Bautain
Sylvio De Franceschi, directeur d’étude à l’École pratique des hautes études, Ve section
Le jansénisme et les juristes de Louvain dans la première moitié du XVIIe siècle
Geert Sluijs, doctorant en histoire du droit, université de Leuven
Augustinisme et droits de la conscience à Port-Royal
Simon Icard, chargé de recherches au CNRS, Laboratoire d’étude sur les monothéismes (UMR 8584, École pratique des hautes études, Sorbonne Université, Université Jean Monnet Saint-Etienne)
Quel augustinisme sous la plume des juristes du Grand siècle ?
David Gilles, professeur titulaire de droit, Université de Sherbrooke
Le motif de la Cité de Dieu dans le magistère pontifical contemporain
François Jankowiak, professeur d’histoire du droit, université Paris-Saclay
Augustinisme et pensée juridique de l'Eglise à l'époque contemporaine : quelques remarques au sujet du droit naturel chrétien
Erwin Riesser, doctorant en histoire du droit, université Paris-Saclay
Bâtir ou rebâtir la "Cité chrétienne" : le juriste André Colin et son réseau catholique (1930-1944)
Sarah Thomas, attachée temporaire d’enseignement et de recherche en histoire du droit, université Paris-Est Créteil
Gilson lecteur d’Augustin
Florian Michel, professeur d’histoire contemporaine, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Conseil scientifique
- Jean-Robert Armogathe, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
- Christophe Archan, professeur d’histoire du droit, université Paris Nanterre
- Olivier Boulnois, directeur d’études, École pratique des hautes études, Ve section
- Véronique Decaix, maître de conférences en philosophie médiévale, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
- Wim Decock, professeur d’histoire du droit, université de Louvain
- Cyrille Dounot, professeur d’histoire du droit, université Toulouse Capitole
- Wouter Druwé, professeur associé de droit romain et d’histoire du droit, KU Leuven
- François Jankowiak, professeur d’histoire du droit, université Paris Saclay
- Alexandre Jeannin, professeur d’histoire du droit, université de Bourgogne
- Arnauld Leclerc, professeur de science politique, université de Nantes
- Rémy Libchaber, professeur de droit civil, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
L'inscription est nécessaire par ce lien : https://irjs.pantheonsorbonne.fr/inscription-aux-journees-detude-augustinisme-et-pensee-juridique-24-et-25-novembre-2025
Depuis les travaux d'Henri-Xavier Arquillière, le syntagme d'Augustinisme politique s'est imposé, même s'il est très discuté. Le colloque se donne pour ambition de tester l'hypothèse de l'existence d'un (ou de plusieurs) Augustinisme juridique, dans une perspective très interdisciplinaire et en couvrant un prisme chronologique qui va de l'évêque d'Hippone au présent. En d'autres termes il s'agit de poser la question des filiations et de leurs relais, qu'elles soient revendiquées ou inconscientes.