Droit administratif – Droits de l’Homme – licences 2 et 3

Par Valérie MARTEL

Ingénieure d’études, PAPN

Chargée d’enseignements à l’Université Jean Moulin Lyon 3

 

CE, Ord. 26 septembre 2016, n°403578, Association de défense des droits de l'homme - Collectif contre l'islamophobie en France

 

Les arrêtés des maires des communes de Villeneuve-Loubet, de Sisco et de Cagnes-sur-Mer pris respectivement le 5 août 2016, le 16 août 2016 et le 24 août 2016 ont donné lieu, dans le cadre de procédures d’urgence, à une jurisprudence permettant de revenir sur le pouvoir de police du maire et sur le contrôle opéré par le juge administratif sur ces mesures de police.

 

Le juge administratif a en effet été saisi en application de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative, c’est-à-dire du référé-suspension, ou de l’article L. 521-2 du même code relatif au référé-liberté.

  Arrêté du maire de Villeneuve-Loubet du 5 août 2016 Arrêté du maire de Sisco du 16 août 2016 Arrêté du maire de Cagnes-sur-Mer du 24 août 2016
Cadre du recours Article L. 512-2 du CJA Article L. 512-1 du CJA Article L. 512-2 du CJA
Premier degré *TA Nice, ordonnances  n° 1603508 et 1603523 du 22 août 2016 TA Bastia, ordonnance n° 1600975 du 6 septembre 2016 *TA Nice, ordonnance n° 1603706 du 12 septembre 2016
Cassation / Appel **CE, 26 août 2016 n° 402742 **CE, 26 septembre 2016 n° 403578

*Suspension de l’exécution de l’arrêté

**Rejet de la demande de suspension

Ce premier point de différence nous permet de rappeler que les conditions d’octroi du référé-suspension sont d’une part, l’urgence et d’autre part, l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de la décision alors que celles du référé-liberté qui tiennent également à l’urgence (même si elle est admise plus facilement) mais surtout à une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale portée par une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d'un service public. Or, cette dernière condition du référé-liberté est plus exigeante que celle du référé- suspension.

Cette différence procédurale tenant au fondement de la saisine du juge administratif est aussi l’occasion de préciser que le Conseil d’État statue sur la requête tendant à l’annulation d’une ordonnance de référé comme juge d’appel en matière de référé-suspension alors qu’il statut comme juge de cassation en matière de référé-liberté.

Ces différences n’excluent tout de même pas que l’on mette en parallèle le raisonnement suivi dans les diverses décisions.

Tout d’abord, le juge administratif a reconnu la compétence du maire pour prendre les arrêtés contestés en se fondant en premier lieu sur l’article L. 2212-1 du Code général des collectivités territoriales qui dispose que : « Le maire est chargé, sous le contrôle administratif du représentant de l'Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l'exécution des actes de l'Etat qui y sont relatifs », et qui confère un pouvoir de police générale au maire pour assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publique dans sa commune. En second lieu, il se réfère à l’article L. 2213-23 du même code qui donne une compétence spéciale au maire pour exercer « la police des baignades et des activités nautiques pratiquées à partir du rivage avec des engins de plage et des engins non immatriculés ». Il est dès lors notable que si le premier texte a un champs d’application plus large que le second - et concerne notamment l’ensemble de la plage et pas seulement son rivage, il impose à l’autorité inférieure d’user de son pouvoir de police générale que si des circonstances locales l’exigent (CE n° 04749, 18 avril 1902, Commune de Néris-les-Bains). Cette exigence ressort clairement des motifs des décisions contestées. En effet, concernant l’arrêté du maire de Cagnes-sur-mer, le Conseil d’État relève qu’il a été motivé notamment « par l'altercation verbale, survenue le 23 août 2016 sur l'une des plages de la commune, entre une famille, dont deux membres portaient des costumes de bain communément dénommés "burkinis", et d'autres usagers de la plage » mais relève qu’ « aucun autre trouble n'a été invoqué, notamment lors de l'audience orale » et qualifie cet élément de fait « d’incident » ayant une « gravité limitée ». Dans le même sens, le Conseil d’État retient s’agissant de l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet, que « s'il a été fait état au cours de l'audience publique du port sur les plages de la commune de tenues de la nature de celles que l'article 4.3 de l'arrêté litigieux entend prohiber, aucun élément produit devant le juge des référés ne permet de retenir que de tels risques en auraient résulté ». Le tribunal administratif de Bastia a la même démarche lorsqu’il rappelle qu’ « une violente altercation est survenue entre deux groupes de baigneurs suite à la présence réelle ou supposée sur la plage d’une femme se baignant dans une tenue très couvrante, au cours de laquelle plusieurs personnes ont été blessées ; que les affrontements se sont ensuite déplacés à Bastia ; que ces événements, dont le retentissement a été très important et qui ont connu une très importante couverture médiatique, ont causé une vive émotion dans la commune qui n’est pas retombée ». Il rappelle en effet les événements du 13 juin 2016 et ses suites. Ce faisant, il est remarquable que sans le spécifier expressément (le fondement de la mesure de police étant double), le juge administratif regarde que les faits justifiant les mesures de police sont locaux. Si un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État à l’encontre de l’ordonnance du tribunal administratif de Bastia du 6 septembre 2016 était formé, celui-ci aurait toutefois à se prononcer sur le fait de savoir si des faits « supposés » sont suffisants pour justifier de telles mesures !

Ensuite, la nature du contrôle exercé par le juge administratif a été rappelée puisque de manière traditionnelle le juge indique que les mesures de police doivent être conciliées avec le respect des libertés garanties par les lois et veille pour cela qu’elles soient « adaptées, nécessaires et proportionnées au regard des seules nécessités de l'ordre public, telles qu'elles découlent des circonstances de temps et de lieu, et compte tenu des exigences qu'impliquent le bon accès au rivage, la sécurité de la baignade ainsi que l'hygiène et la décence sur la plage ». Le juge opère donc un contrôle de proportionnalité, c’est-à-dire que la mesure de police ne doit pas dépasser ce qui est nécessaire au maintien de l’ordre public et être strictement proportionnée à la gravité de la mesure (CE, 19 mai 1933, Benjamin). Une mesure de police ne peut en effet être justifiée que par le maintien de l’ordre public qui correspond traditionnellement à la trilogie : sécurité, sûreté et salubrité publiques même si la dignité humaine (CE Ass, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge) est souvent présentée comme une quatrième composante et que la doctrine en évoque d’autres plus discutables (l’esthétique publique…).

Enfin, le juge se livre à une appréciation.

S’agissant de l’arrêté du maire de Cagnes-sur-mer qui porte « interdiction d'accès aux plages et de baignade à toute personne n'ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité, respectant les règles d'hygiène et de sécurité des baignades adaptées au domaine public maritime », le Conseil d’État relève qu’il a été pris « pour prévenir les troubles à l'ordre public susceptibles de se produire compte tenu de l'état de tension révélé, selon lui, après les attentats de Nice du 14 juillet 2016 et de Saint-Etienne-du-Rouvray du 26 juillet 2016, par l'altercation verbale, survenue le 23 août 2016 sur l'une des plages de la commune, entre une famille, dont deux membres portaient des costumes de bain communément dénommés "burkinis", et d'autres usagers de la plage… ». Il estime alors que cet « incident » « n'est cependant pas susceptible, compte tenu de sa nature et, au demeurant, de sa gravité limitée, malgré la proximité des attentats de Nice et le maintien de l'état d'urgence, de faire apparaître des risques avérés de troubles à l'ordre public de nature à justifier légalement la mesure d'interdiction contestée » pour en déduire que « le maire ne pouvait, sans excéder ses pouvoirs de police, édicter des dispositions qui interdisent l'accès à la plage et la baignade aux personnes portant des tenues manifestant de manière ostensible une appartenance religieuse ». Il retient dès lors que « L'arrêté litigieux a ainsi porté une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle » et décide donc de suspendre l’arrêté.

S’agissant de l’arrêté du maire de Villeneuve-Loubet qui porte « règlement de police, de sécurité et d'exploitation des plages concédées par l'État à la commune de Villeneuve-Loubet » et prévoit notamment à son article 4.3 que « Sur l'ensemble des secteurs de plage de la commune, l'accès à la baignade est interdit, du 15 juin au 15 septembre inclus, à toute personne ne disposant pas d'une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et du principe de laïcité, et respectant les règles d'hygiène et de sécurité des baignades adaptées au domaine public maritime. Le port de vêtements, pendant la baignade, ayant une connotation contraire aux principes mentionnés ci-avant est strictement interdit sur les plages de la commune », le Conseil d’État constate qu’ « il ne résulte pas de l'instruction que des risques de trouble à l'ordre public aient résulté, sur les plages de la commune de Villeneuve-Loubet, de la tenue adoptée en vue de la baignade par certaines personnes » et en conclut qu’ « en l'absence de tels risques, l'émotion et les inquiétudes résultant des attentats terroristes, et notamment de celui commis à Nice le 14 juillet dernier, ne sauraient suffire à justifier légalement la mesure d'interdiction contestée » qui par conséquent porte « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales que sont la liberté d'aller et venir, la liberté de conscience et la liberté personnelle ». Le Conseil d’État décide donc également de suspendre l’arrêté.

Enfin, s’agissant de l’arrêté du maire de Sisco qui « interdit jusqu'au 30 septembre l'accès aux plages et la baignade à toute personne n'ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité ainsi que le port de vêtements pendant la baignade ayant une connotation contraire à ces principes », le tribunal estime que les incidents du 13 juin 2016 et ses suites « sont dans ces conditions de nature à générer des risques avérés d’atteinte à l’ordre public ; qu’il appartient au maire de prévenir ; que par suite, par son arrêté du 16 août 2016, dont l’effet est limité dans le temps au 30 septembre 2016, le maire de Sisco n’a pas pris une mesure qui ne serait pas adaptée, nécessaire et proportionnée au regard des nécessités de l’ordre public » et décide de ne pas suspendre l’arrêté.

Cette dernière décision doit être regardée comme une décision d’espèce d’une part, car elle émane des juges du fond et d’autre part, car dans un contexte très similaire et dans le même cadre procédural (un référé-suspension), Le Conseil d’Etat a décidé récemment, le 13 septembre 2016, de suspendre l’exécution de l’arrêté du maire de Ghisonaccia en date du 18 août 2016 .

Il semble donc que la jurisprudence de la Haute juridiction soit fixée !

V. M.

Faculté de Droit