Entretien avec Pierre DEPLANCHE

Professeur agrégé, Université de Bourgogne

 

CW : Pour ce premier « Entretien avec », nous avons l’honneur d’accueillir Pierre DEPLANCHE, Professeur à l’Université de Bourgogne 1.

Pierre DEPLANCHE, bonjour, nous sommes ravis que vous ayez accepté notre invitation. Vous êtes donc Professeur d’Université, à l’Université de Bourgogne où vous enseignez l’Intelligence Economique (IE).

À ce titre, vous êtes à l’initiative et responsable d’un Mastère « Intelligence stratégique et influence normative ».

Vous êtes aussi responsable de programmes de MBA en Stratégies et consulting (avec une option en lobbying) à l’ESG Paris (Ecole supérieure de gestion) où vous enseignez l’intelligence économique et les relations interculturelles.

Vous êtes par ailleurs Chargé de mission en IE auprès de la présidence de l’Université de Bourgogne.

Vous pratiquez enfin l'influence normative au sein de la commission ISO TC 279 WG2 qui est en charge d’élaborer la prochaine norme mondiale sur l'innovation.

Alors, évidemment, la première question qui me vient à l’esprit est celle de savoir ce que signifie l’expression « Influence normative », idée que vous développez…

Pierre DEPLANCHE : « Le pouvoir n’est rien, seule l’influence compte ». Cette sentence que l’on attribue à Hérodote a une résonnance très contemporaine. Les pays puissants et les pays en accession de puissance se livrent un combat de titans au sein des organisations internationales – et en dehors – en particulier dans les instances qui élaborent les normes. Ils ont conscience que les enjeux pour les marchés comme pour les Etats en ce domaine sont déterminants. En effet, c’est un cliché aujourd’hui d’affirmer que celui qui fait la norme domine le marché. L’influence normative consiste d’abord à être présent dans les comités qui élaborent les normes régionales (au CEN à Bruxelles) ou mondiales (à l’ISO à Génève). Elle repose sur une vision, un état d’esprit et des compétences transversales.

En premier lieu, être membre d’un comité technique qui travaille à l’élaboration d’une norme par exemple permet de se nourrir d’informations, d’observer les orientations ou les objections des parties prenantes, de prendre conscience des enjeux et de s’enrichir. Nul doute que cela permettra dans bien des cas de prendre une longueur d’avance sur les compétiteurs qui sont absents de ces instances. C’est là une logique de veille humaine (« humint ») et d’intelligence économique.

En deuxième lieu, même si la proclamation d’une norme est le résultat d’un consensus, la participation aux travaux permet de participer à l’orientation de la norme et cela se fera inévitablement en fonction de ses intérêts qu’ils soient propres à un secteur industriel, à une façon de produire, à une culture, etc. L’influence normative consiste donc à orienter la norme en influant sur les débats, en orientant la production de documents dans un but stratégique. Il faut s’en convaincre : l’influence normative s’inscrit dans une logique de conquête plus que de défense. À ce titre, elle constitue l’un des axes les plus offensifs de l’intelligence économique.

CW : Les étudiants auxquels s’adresse la Gazette d’actualité sont essentiellement des juristes et des politistes. Ils peuvent s’interroger quant aux contours des notions que sont la norme, le standard et la règle de droit. Que pourrait-on leur répondre ?

Pierre DEPLANCHE : Les notions de norme et de standard sont ici à préciser. En effet, en France comme en Europe continentale, nous parlons davantage de normes. Même si les deux entités tendent vers le même objectif que l’on peut succinctement résumer à fixer des spécifications, établir l’état de l’art dans un domaine pour faciliter l’interopérabilité de systèmes productifs ou managériaux, elles diffèrent radicalement quant à la façon dont elles sont élaborées. La norme est le résultat d’un consensus obtenu dans un organisme de normalisation légitime et reconnu ; le standard résulte de l’initiative d’une entreprise ou d’un ensemble d’entreprises dont la finalité est la défense des intérêts de ses promoteurs.

CW : Pourriez-vous nous présenter les trois piliers stratégiques que sont la recherche-développement, la propriété intellectuelle et la normalisation ?

Pierre DEPLANCHE : Nous savons tous à peu près ce à quoi ces trois termes renvoient. Ce sur quoi je souhaiterais insister ici est que le processus d’innovation devrait nécessairement combiner la R&D, la propriété intellectuelle (PI) et la normalisation. Il s’agit d’un triptyque dont les trois éléments sont intimement liés. J’ai bien dit devrait car dans les faits, si la grande majorité des organisations qui innovent lient effectivement R&D et propriété intellectuelle, la question de la normalisation se limite souvent à une pure logique de conformité. Les entreprises qui innovent ne peuvent guère faire l’impasse sur les normes d’application volontaire en cours de construction au risque de se voir refuser l’accès à certains marchés. Mais lorsque l’on recommande d’associer la normalisation aux deux autres éléments, c’est de participation en amont à un comité normatif qu’il est question. Dans la course mondiale à l’innovation, la trinité recherche et développement, propriété intellectuelle et participation à la construction de la norme, voire l’initier, garantissent à l’entreprise qui la met en œuvre une plus grande compétitivité. Tout simplement ; car la R&D, la PI et la normalisation vont dans le même sens : elles servent à promouvoir l’innovation, à orienter la politique générale et la stratégie de l’entreprise, elles servent la conception des nouveaux produits, elles orientent le marketing, ouvrent des marchés à l’export, et limitent le risque. Typiquement, nous touchons ici à ce qu’il est convenu d’appeler le management de l’innovation.

CW : Vous l’avez déjà un peu évoqué mais pourquoi est-il important d’avoir le leadership sur la rédaction des règles et des normes ?

Pierre DEPLANCHE : Le monde n’est pas en dérégulation. Il est en « re-régulation ». Le petit club de pays qui pilotaient le monde depuis huit décennies (pour faire simple le G7+1) ont dû faire de la place aux pays en accession de puissance (ce qui ressemble à quelque chose proche du G20). La règle du jeu mondiale n’est donc plus exclusivement celle édictée par les pays comme la France ou le Japon. La Chine, le Brésil, ou le Mexique, par exemple, ont bien saisi l’importance qu’il y avait à peser dans les comités internationaux. La Chine, depuis son entrée dans l’OMC en 2001, a fait une percée spectaculaire, notamment à l’ISO. L’Empire du milieu préside aujourd’hui une trentaine de comités dans des domaines des plus stratégiques. Les Chinois ont parfaitement intégré dès 2004 l’importance et la portée stratégiques de ce type d’instance. Lorsqu’un pays reçoit mandat de l’ISO pour piloter les travaux normatifs, il est situé en position de force pour proposer l’agenda, orienter les travaux, décider de la progression des travaux, etc. Il faut bien comprendre que ce qui se joue en ce moment n’est ni plus ni moins que la guerre mondiale des normes. Les politistes y verront là une vision tout-à-fait réaliste des relations internationales mais l’état du monde actuel est-il propre à une lecture libérale ?

Une norme conduite à la proclamation par une organisation comme le CEN 2 est le résultat d’un consensus. Toutefois, les jeux d’influence et de lobbying qu’on observe y compris en Europe sont réels et vifs. Au-delà des aspects purement techniques de la norme en cours d’élaboration, les enjeux sont parfaitement culturels. Les Etats, les entreprises d’un pays donné présents au sein d’un comité mettent en avant leurs intérêts (culture industrielle, normes culturelles…). C’est une façon de peser sur la règle du jeu qui va déterminer certains marchés ou l’accès à certains appels d’offres.

CW : En quoi consiste le travail de la Commission ISO TC 279 WG2 qui élabore la prochaine norme mondiale sur l'innovation. Quelles sont les problèmes qui se posent au sein de cette commission ?

Pierre DEPLANCHE : Ce serait un peu long de vous présenter des travaux qui sont longs et complexes. Mais pour être bref, la France a reçu mandat de l’ISO pour conduire les travaux de la future norme mondiale d’application volontaire « Management de l’innovation ». Inutile de préciser ici l’importance de cette norme en pleine course internationale à l’innovation.

Le TC 279 est composée de quatre working groups principaux (WG), chacun avec une mission différente mais tous concourent à l’élaboration de la norme. J’ai choisi de participer aux travaux du WG2 sur la terminologie et les concepts car c’est le verbe qui d’une certaine façon détermine le contenu en contraignant les débats des autres WG en aval. S’entendre sur la définition de l’innovation est compliqué lorsque près de quarante pays participent. Innovation ? Idéation ? Invention ? Création ? Idée ? Concept ? Quel est le rapport entre ces termes – affublés de leur charge culturelle - et la propriété intellectuelle ? D’ailleurs, ne doit-on pas davantage parler de droits de la propriété intellectuelle plutôt que de la propriété intellectuelle en tant que telle lorsqu’il s’agit d’élaborer une norme sur le management de l’innovation ? La propriété intellectuelle est le concept. Les droits afférents sont en quelque sorte les outils de la mesure et de la performance du concept. On n’élabore pas une norme sur un concept mais sur un système relatif au concept. Ainsi, au sein des WG, l’on peut passer plusieurs heures à débattre (en anglais) sur la « place de la virgule ». Mais il ne faut pas s’y tromper : ces joutes qui paraissent académiques sont définitivement déterminantes dans le processus d’élaboration de ce qui deviendra la règle du jeu mondiale dans un domaine précis. Elles peuvent paraître rébarbatives mais elles sont tout à la fois énergiquement feutrées, subtilement frontales et culturellement complexes. La psychologie et l’observation ont un rôle manifeste et la connaissance interculturelle y est fondamentale.

La plénière du TC 279 qui nous a réunis à Pékin mi-septembre 2016 s’est révélée une fois de plus un théâtre de jeux d’influence. Les délégations sont en général préparées, les éléments de langage intégrés, les enjeux mesurés et les dossiers bien maîtrisés. La France a parfaitement bien tenu son rôle grâce à une délégation soudée et cohérente. Je souhaite ici souligner le rôle essentiel de coordination que joue notre association nationale, AFNOR, dont la performance et l’expertise des personnels doivent être soulignées et soutenues.

CW : Je vous cite : « pour augmenter notre influence (…), il nous faut – d’abord ? - vaincre notre ennemi intérieur et (re)faire société (…) » 3. Nous serions notre propre ennemi ?

Pierre DEPLANCHE : Nous sommes une nation très riche ; riche de son histoire, de ses paysages, riche de sa créativité, de ses talents, de ses infrastructures, de sa production intellectuelle, monumentale et artistique. Nous sommes en effet bizarrement notre propre ennemi car nous développons ce génie du self-bashing qui laisse coi un grand nombre d’observateurs étrangers alors que nous avons tant d’atouts ! La France est un des cinq ou six pays les plus influents au monde. Ce n’est certes pas l’image que nous renvoient nos médias ni notre classe politique - qui ne nous mérite d’ailleurs pas. La situation économique est certes compliquée. Mais, cela n’altère que marginalement ce que nous représentons dans le monde. Ce n’est pas sur des aspects de pure performance économique que la France est attendue. Il conviendrait assurément de relire l’ouvrage si critiqué de Susan Strange, States and markets, mal connu en France, qui éclaire sur ce qu’elle appelait la « puissance structurelle » : l’influence d’un pays ne se mesure pas uniquement en termes de capacités, qu’elles fussent financières, militaires, diplomatiques (encore que dans ces deux derniers domaines, la France fait partie d’un groupe de nations puissantes très restreint) mais à sa présence et son activisme dans les « structures » et autres instances qui sculptent et façonnent la règle de l’économie politique mondiale. C’est ce qui fait de la France un pays puissant : parce qu’elle est reconnue comme puissante.

Près de 30% des propositions de résolutions mises en débat à l’ONU sont d’initiative française et cela se sait (pas en France, semble-t-il !). Les thèmes qui comptent aujourd’hui pour l’opinion mondiale et la communauté internationale sont relatifs aux valeurs ; aux valeurs humaines, à la conception de la place de l’homme dans la mondialisation qui interroge un grand nombre de citoyens dans le monde. La tradition philosophique française sur le respect de l’intégrité humaine résonne toujours aujourd’hui du fond de la Malaisie à la Patagonie. En avons-nous conscience ?

Nous sommes notre propre ennemi car nous n’assumons plus ce qui nous définit, en particulier aux yeux de l’Autre et nous nous perdons en débats idiots purement hexagonaux là où nous produisions de la pensée complexe. Réaffirmer notre idiosyncrasie nous rendra encore plus influents car, sur bien des sujets, la parole de la France est attendue et entendue - lorsqu’elle est audible, sincère et originale. Cela commence par persuader et démontrer à nos propres concitoyens que nous vivons toujours dans un Etat de droit…

CW : Si un de nos étudiants souhaite se spécialiser en influence normative, vers quels diplômes peut-il s’orienter ? DU, Licence, Master, Mastère ? Je crois savoir notamment qu’un Mastère (bac +6) en Influence normative doit voir le jour pour la rentrée universitaire de 2017 à l’Université de Bourgogne. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Pierre DEPLANCHE : Dans le domaine, il existe des modules qualifiant proposés par AFNOR sur les aspects techniques et stratégiques de la norme. Pour ce qui est de la formation diplômante, le Mastère « Intelligence économique et influence normative » que nous ouvrons à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté dans le cadre de I-SITE en octobre 2017 n’a pas d’équivalent en France. Le but de cette formation est d’apporter une double compétence et former les professionnels (actuels et futurs) quel que soit leur domaine à la normalisation et au lobbying en vue d’assurer une présence française qualifiée et plus nombreuse dans les comités internationaux où se forge la règle du jeu.

CW : Pierre DEPLANCHE, merci pour vos éclairages, qui auront permis à nos étudiants de pouvoir mieux appréhender cette Idée qu’est l’Influence normative, ainsi que ses tenants et aboutissants.

Quant à nous, nous nous retrouvons dans un prochain numéro pour un nouveau « Entretien avec », d’ici là, n’oubliez pas de laisser libre cours à votre curiosité…


1 La rédaction remercie Marc Perez, Doctorant en Management public et Droit public des affaires, Université Jean Moulin Lyon 3, pour l’organisation de cet entretien.

3 Pierre DEPLANCHE, « Perte de puissance : l’ennemi est-il en nous ? », 1er novembre 2015, Cercle K2, disponible en ligne en cliquant ici.

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