DROIT PÉNAL – PROCÉDURE PÉNALE

Par Céline WRAZEN

Docteur en droit

Cons. const., 21 novembre 2014, n° 2014-428 QPC

Selon le Conseil constitutionnel, les garanties qui encadrent le report de l'intervention de l'avocat d’une personne gardée à vue sont suffisantes pour déclarer conformes à la Constitution les sixième à huitième alinéas de l'article 706-88 du Code de procédure pénale.

Sur le report de l’intervention de l’avocat au cours de la garde à vue telle que prévue par les textes

Article 706-88 du Code de procédure pénale (extrait)

« Par dérogation aux dispositions des articles 63-4 à 63-4-2 , lorsque la personne est gardée à vue pour une infraction entrant dans le champ d'application de l'article 706-73 , l'intervention de l'avocat peut être différée, en considération de raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'enquête ou de l'instruction, soit pour permettre le recueil ou la conservation des preuves, soit pour prévenir une atteinte aux personnes, pendant une durée maximale de quarante-huit heures ou, s'il s'agit d'une infraction mentionnée aux 3° ou 11° du même article 706-73, pendant une durée maximale de soixante-douze heures. »

I – Le report légal de l’intervention de l’avocat de la personne gardée à vue

Tentons de clarifier la notion de garde à vue ainsi que les textes applicables, entre le Code de procédure pénale et les décisions récentes rendues par le Conseil constitutionnel.

La garde à vue est une mesure de contrainte (privation de liberté) décidée par un officier de police judiciaire à l’encontre d’une personne contre « laquelle il existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement est maintenue à la disposition des enquêteurs » ( art. 62-2 du Code de procédure pénale ). Elle dure en général 24 heures.

L’ article 62-3 du Code de procédure pénale prévoit toutefois une prolongation de cette mesure si elle est nécessaire à l'enquête et proportionnée à la gravité des faits que la personne est soupçonnée d'avoir commis ou tenté de commettre, et qui est de 24 heures supplémentaire selon l’ article 63 du même code si le crime ou le délit en question est puni d’une peine supérieure à un an d’emprisonnement.

Dans le même temps, la personne gardée à vue bénéficie d’un certain nombre de droits ( art. 63-1 du CPP et suivants). Figure notamment parmi ces droits, celui d’être assisté dès le début de la garde à vue par un avocat ( art. 63-3-1 du CPP ). Cependant, il peut arriver à titre exceptionnel qu’il y ait un report de cette présence de l'avocat lors des auditions ou confrontations, si cette mesure apparaît indispensable (raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'enquête, permettre le bon déroulement d'investigations urgentes tendant au recueil ou à la conservation des preuves, prévenir une atteinte imminente aux personnes) selon l’ article 63-4-2 du CPP .

Ainsi, le procureur de la République peut différer la présence de l'avocat pendant une durée maximale de 12 heures. Comme précédemment, lorsque la garde à vue fait l'objet d'une prolongation, la personne peut, à sa demande, s'entretenir à nouveau avec un avocat dès le début de la prolongation ( art. 63-4 du CPP ).

Toutefois, « lorsque la personne est gardée à vue pour un crime ou un délit puni d'une peine d'emprisonnement supérieure ou égale à cinq ans, le juge des libertés et de la détention peut, sur requête du procureur de la République, autoriser à différer la présence de l'avocat, au-delà de la douzième heure, jusqu'à la vingt-quatrième heure » (article 63-4-2 du CPP précité).

De même, en matière de crimes et délits très graves tels qu’énumérés à l’ article 706-73 du CPP , il est possible, lorsque les nécessités de l'enquête ou de l'instruction l'exigent, que la garde à vue d'une personne fasse l'objet de deux prolongations supplémentaires de 24 heures chacune comme le souligne l’article 706-88 du CPP . Leurs conditions de mise en œuvre sont strictes (autorisations écrites motivées par des magistrats limitativement cités).

Les deux prolongations en question dérogent ainsi aux dispositions des articles 63-4 à 63-4-2 précités et peuvent être :

- d’une durée maximale de 48 heures

- ou, d’une durée maximale de 72 heures dans le cas d'une infraction mentionnée aux 3° ou 11° de l’article 706-73, à savoir :

o les crimes et délits de trafic de stupéfiants prévus par les articles 222-34 à 222-40 du Code pénal et,

o les crimes et délits constituant des actes de terrorisme prévus par les articles 421-1 à 421-6 du même code.

En l’espèce, une personne soupçonnée de fraude fiscale aggravée, de blanchiment en bande organisée de fraude fiscale, de faux et usage de faux, d’escroquerie en bande organisée, d’association de malfaiteurs et de travail dissimulé au moyen de sociétés de défiscalisation et de délocalisation, a été placée en garde à vue, Le juge d’instruction a autorisé le report de l’intervention de l’avocat de trois heures. Suite à une demande de nullité des actes d’investigation accomplis lors de la procédure pénale, le requérant a dénoncé ce report pour l’infraction prévue par le 8° bis de l’article 706-73 du CPP, soit le délit d’escroquerie en bande organisée.

Si la loi organise la possibilité de différer dans le temps l’intervention de l’avocat en garde à vue, le juge constitutionnel veille à son encadrement ( cf. Décision n° 93-326 DC du 11 août 1993, Loi modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du code de procédure pénale ; Décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité ).

Dans sa décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, il a par exemple censuré les dispositions de droit commun relatives à la garde à vue qui ne permettaient pas à la personne de bénéficier de l’assistance effective d’un avocat (entretien de 30 minutes uniquement selon l’article 63-4 du CPP au lieu de toute la durée de la garde à vue).

Dans sa décision n° 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 novembre 2011, il n’a pas souhaité judiciariser la procédure de la garde à vue et a validé dans l’ensemble les dispositions de la loi du 14 avril 2011.

Dans sa décision n° 2014-420/421 QPC du 09 octobre 2014, il a déclaré contraire à la Constitution l’article 8° bis de l’article 706-73 du CPP (le délit d’escroquerie en bande organisée), un des articles qui intéresse l’espèce du 21 novembre 2014. Le Conseil a ainsi souligné que « même lorsqu'il est commis en bande organisée, le délit d'escroquerie n'est pas susceptible de porter atteinte en lui-même à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes ; qu'en permettant de recourir à la garde à vue selon les modalités fixées par l'article 706-88 du code de procédure pénale au cours des enquêtes ou des instructions portant sur ce délit, le législateur a permis qu'il soit porté à la liberté individuelle et aux droits de la défense une atteinte qui ne peut être regardée comme proportionnée au but poursuivi ; que, par suite, le 8° bis de l'article 706-73 du code de procédure pénale méconnaît ces exigences constitutionnelles et doit être déclaré contraire à la Constitution. »

On ne peut pas dire que ce mille-feuilles législatif et jurisprudentiel soit d’une très grande clarté, et ce d’autant plus que la Directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires n’est pas encore transposée (date butoir 27 novembre 2016).

La directive intègre notamment la jurisprudence de la CEDH qui insiste sur l’équité de la procédure d’un suspect ou d’une personne poursuivie afin qu’il ou elle puisse « obtenir toute la gamme d’interventions qui sont propres à l’assistance juridique. À cet égard, les avocats des suspects ou des personnes poursuivies devraient être en mesure d’assurer sans restriction les aspects fondamentaux de la défense. »

Ainsi, l’article 3 de la directive précise que « 1. Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies disposent du droit d’accès à un avocat dans un délai et selon des modalités permettant aux personnes concernées d’exercer leurs droits de la défense de manière concrète et effective.

2. Les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat sans retard indu… après la privation de liberté (point c) » (extrait).

Par exemple, dans une affaire Pishchalnikov c. Russie , en date du 24 septembre 2009 (requête n° 7025/04) La CEDH a conclu à la violation de l’article 6 § 3 c) combiné avec l’article 6 § 1 de la CESDH.

Selon elle, le défaut d’assistance du requérant par un avocat aux premiers stades de son interrogatoire par la police avait irréversiblement porté atteinte aux droits de la défense et amoindri les chances pour lui d’être jugé équitablement.

La France a également été visée, un an plus tard, dans une affaire Brusco c. France , en date du 14 octobre 2010 (requête n° 1466/07) puisque la Cour rappelle que la personne placée en garde à vue a le droit d'être assistée d'un avocat dès le début de cette mesure ainsi que pendant les interrogatoires, et ce a fortiori lorsqu'elle n'a pas été informée par les autorités de son droit de se taire (rappelé par l’avocat). En l’espèce, le requérant n'avait pu être assisté d'un avocat que 20 heures après le début de la garde à vue, Il y a donc bien eu « atteinte au droit du requérant de ne pas contribuer à sa propre incrimination et de garder le silence, tel que garanti par l'article 6 §§ 1 et 3 de la Convention. »

Quid si les garanties et les garde-fous sont suffisants en la matière selon les crimes et délits visés ?

II – Le report jugé constitutionnel par le Conseil

Le Conseil constitutionnel rappelle qu’il est possible de reporter l’intervention de l’avocat pour des raisons impérieuses tenant aux circonstances particulières de l'enquête ou de l'instruction (recueil ou conservation des preuves, prévention d’une atteinte aux personnes). Ces circonstances sont relevées par le magistrat chargé de la direction de l'enquête ou de l'instruction ; sachant qu’au-delà de 24 heures, ce report est décidé par un magistrat du siège dont la décision est écrite et motivée. De même, le report ne peut excéder 48 heures ou, en matière de terrorisme et de trafic de stupéfiants, 72 heures. Enfin, la personne placée en garde à vue est informée, dès le début, de la qualification de l'infraction qu'elle est soupçonnée d'avoir commise, du droit de consulter les documents mentionnés afférents ainsi que du droit « de se taire.

Au regard de l'ensemble de ces éléments, le Conseil constitutionnel a pu juger que les dispositions précitées ne portaient pas une atteinte disproportionnée aux droits de la défense.

CW

Point de droit

Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

Selon le Conseil constitutionnel, il s’agit d’un « droit reconnu à toute personne qui est partie à un procès ou une instance de soutenir qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit. Si les conditions de recevabilité de la question sont réunies, il appartient au Conseil constitutionnel, saisi sur renvoi par le Conseil d'État et la Cour de cassation de se prononcer et, le cas échéant, d'abroger la disposition législative » (site du Conseil constitutionnel, Découvrir la QPC).

Avant la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui a instauré la QPC (art. 61-1 C), un justiciable ne pouvait pas contester la conformité à la Constitution d'une loi déjà entrée en vigueur.

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