Droit de l’Union européenne – Procédure civile

Par Hervé CROZE

Professeur des Universités, Avocat honoraire au Barreau de Lyon

 

 

CJUE, 13 mai 2015, Aff. C 536/1, Gazprom

 

« Par suite, la procédure de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale telle que celle en cause au principal relève du droit national et du droit international applicables dans l’État membre dans lequel cette reconnaissance et cette exécution sont demandées… »
C’est un arrêt important qui donne une solution logique dans une affaire complexe pleine de bruit et de fureur. L’intérêt des arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne est que tout est expliqué dedans, ce qui explique leur longueur.

 

L’histoire

Voici le calendrier de l’affaire :

24 mars 2004 : Gazprom, société russe d’une certaine notoriété (en cyrillique : Газпро́м), conclut notamment avec l’Etat lituanien un pacte d’actionnaires dans le cadre d’une société Lietuvos dujos (ce qui, pour qui a fait un peu de lituanien, signifie « gaz lituanien ») incluant une clause compromissoire ainsi libellée :

« Tous les litiges, les désaccords ou les objections liés au présent accord ou à sa violation, à sa validité, à son entrée en vigueur ou à sa résiliation sont définitivement résolus par voie d’arbitrage ».

25 mars 2011 : l’Etat lituanien demande au tribunal régional l’ouverture d’une enquête sur les activités d’une personne morale, en l’occurrence la société Lietuvos dujos, reprochant notamment à certains dirigeants russes des « activités inappropriées » ;

29 août 2011 : Gazprom demande à l’institut d’arbitrage de la chambre de commerce de Stockholm (personne chargée d’organiser l’arbitrage) la constitution d’un tribunal arbitral pour enjoindre à l’Etat lituanien de mettre fin à la procédure devant le tribunal régional de Vilnius ;

31 juillet 2012 : sentence arbitrale enjoignant à l’Etat lituanien de cesser les poursuites devant ledit tribunal pour violation de la clause compromissoire ; c’est une injonction de ne pas agir en justice, en anglais anti-suit injunction, en lituanien prieš ieškinys įsakymas (mais la formule anglaise est plus répandue) ;

3 septembre 2012 : le tribunal régional de Vilnius ouvre une enquête sur Lietuvos dujos en considérant que cette question ne pouvait faire l’objet d’un arbitrage du point de vue du droit lituanien ; il y avait de l’eau dans le gaz…

Que croyez-vous qu’il arriva ? Un appel fut interjeté notamment par Lietuvos dujos devant l’apeliacinis teisma (la cour d’appel !) de Lituanie, tandis que Gazprom en personne demandait la reconnaissance et l’exécution en Lituanie de la sentence interdisant l’action, stratégie judiciaire impeccable…

17 décembre 2012 : ordonnance de la cour d’appel de Lituanie rejetant la demande de reconnaissance et d’exécution de la sentence, notamment pour violation de l’ordre public lituanien et international ;

21 février 2013 : la cour d’appel lituanienne confirme la décision du tribunal régional ordonnant l’ouverture d’une enquête sur les activités de Lietuvos dujos ;

Pourvois en cassation devant la Cour suprême lituanienne (Lietuvos Aukščiausiasis Teismas).

 

Les questions

La « juridiction de renvoi » (préjudiciel) est donc ici le juge de cassation (ce qui sonne étrangement en droit français…). Elle saisit la CJUE des questions préjudicielles suivantes :

« 1) Dans l’hypothèse où une juridiction arbitrale émettrait une ‘anti-suit injunction’ et interdirait de ce fait à une partie de présenter certaines demandes devant une juridiction d’un État membre qui, en vertu des règles de compétence du règlement n° 44/2001, est compétente pour examiner au fond une affaire civile, la juridiction de l’État membre a-t-elle le droit de refuser de reconnaître une telle sentence arbitrale du fait que celle-ci limite le droit de la juridiction de se prononcer elle-même sur sa compétence pour examiner une affaire en vertu des règles de compétence du règlement n° 44/2001 ?

2) En cas de réponse affirmative à la première question, celle-ci serait-elle valide également si l’‘anti-suit injunction’ prononcée par la juridiction arbitrale [imposait] à une partie à la procédure de limiter ses prétentions dans une affaire qui est examinée dans un autre État membre et [si] la juridiction de cet État membre [était] compétente pour examiner cette affaire en vertu des règles de compétence du règlement n° 44/2001 ?

3) Une juridiction nationale peut-elle, en souhaitant veiller à la primauté du droit de l’Union et à la pleine efficacité du règlement n° 44/2001, refuser de reconnaître une sentence arbitrale si celle-ci limite le droit de la juridiction nationale de se prononcer sur sa compétence et ses attributions dans une affaire relevant du champ d’application du règlement n° 44/2001 ? »

 

La Cour synthétise heureusement cette longue formulation de la façon suivante :

« La juridiction de renvoi demande, en substance, si le règlement n° 44/2001 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction d’un État membre reconnaisse et exécute, ou à ce qu’elle refuse de reconnaître et d’exécuter, une sentence arbitrale interdisant à une partie de présenter certaines demandes devant une juridiction de cet État membre. »

(Il doit être observé, comme le rappelle la Cour que le règlement n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale – Bruxelles I - a été abrogé par le règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012 – Bruxelles I bis - qui est applicable à partir du 10 janvier 2015. Cependant, le règlement n° 44/2001 demeure applicable à la cause et la solution rendue ne serait pas différente sous l’empire du nouveau règlement qui reprend l’essentiel de l’ancien sous réserve de points de détail).

 

La solution

La grande chambre de la Cour dit pour droit :

« Le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction d’un État membre reconnaisse et exécute, ni à ce qu’elle refuse de reconnaître et d’exécuter, une sentence arbitrale interdisant à une partie de présenter certaines demandes devant une juridiction de cet État membre , dans la mesure où ce règlement ne régit pas la reconnaissance et l’exécution, dans un État membre, d’une sentence arbitrale prononcée par un tribunal arbitral dans un autre État membre. »

 

La motivation

Dégagée des digressions (dont la lecture est cependant pleine d’enseignements pour les étudiants), la motivation peut se résumer ainsi :

le règlement n° 44/2001 (Bruxelles I) exclut l’arbitrage de son champ d’application ;

l’injonction ayant été prononcée par un tribunal arbitral, il ne saurait être question d’une violation du principe de confiance mutuelle, que les États membres accordent à leurs systèmes juridiques et à leurs institutions judiciaires respectifs par l’ingérence d’une juridiction d’un État membre dans la compétence d’une juridiction d’un autre État membre ;

l’interdiction faite par un tribunal arbitral à une partie de présenter certaines demandes devant une juridiction d’un État membre ne saurait priver cette partie de la protection juridictionnelle, dans la mesure où, dans le cadre de la procédure de reconnaissance et d’exécution d’une telle sentence arbitrale, d’une part, cette partie pourrait s’opposer à cette reconnaissance et à cette exécution et, d’autre part, la juridiction saisie devrait déterminer, sur la base du droit procédural national et du droit international applicables, s’il convient ou non de reconnaître et d’exécuter cette sentence ;

la procédure de reconnaissance et d’exécution d’une sentence arbitrale telle que celle en cause au principal relève du droit national et du droit international applicables dans l’État membre dans lequel cette reconnaissance et cette exécution sont demandées, et non du règlement n°44/2001.

HC