Droit commercial

Par Hervé CROZE

Professeur des Universités, Avocat honoraire au Barreau de Lyon

 

Cass. com., 2 juin 2015, n° de pourvoi: 14-13775, Publié au bulletin

 

Commençons par lire l’arrêt : s’agissant d’une décision de la Cour de cassation française, il peut et même doit être lu mot à mot. Ce n’est évidemment pas praticable avec les décisions bavardes de la Cour de Justice de l’Union européenne ou de la Cour européenne des Droits de l’Homme pour lesquelles l’exercice de commentaire est plus un exercice de lecture rapide et de note de synthèse :

 

« Sur le pourvoi, en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt du 16 mai 2013 :

Vu l’article 978, alinéa 1er, du code de procédure civile1 ;

Attendu qu’aucun grief n’étant formulé contre l’arrêt rendu par la cour d’appel le 16 mai 2013, il y a lieu de constater la déchéance du pourvoi en ce qu’il est dirigé contre cet arrêt2 ;

Sur le pourvoi, en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt du 5 décembre 2013 :

Sur le moyen unique, pris en sa première branche :

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Grenoble, 5 décembre 2013), que, par actes des 13 janvier 2003 et 19 juillet 2008, M. X... s’est rendu caution solidaire des engagements de la société X... Max et fils (la société) envers la société Banque populaire des Alpes (la banque) ; que la société ayant été mise en liquidation judiciaire, la banque a assigné en paiement M. X... ;

Attendu que celui-ci fait grief à l’arrêt de le condamner à payer à la banque une certaine somme alors, selon le moyen, que la lettre de change-relevé est une lettre de change qui doit réunir les mentions obligatoires prescrites par l’article L. 511-1 du code de commerce3 ; qu’en décidant que les effets contestés sont des lettres de change relevées magnétiques qui sont des effets informatiques, remis par télétransmission, et non des effets papier4 dont il existerait des exemplaires originaux et copies, ce que M. X..., ne peut ignorer puisqu’il résulte de la lecture des relevés du compte courant que l’usage de telles lettres de change était pratique courante, qu’il ne peut être sérieusement contesté que les effets litigieux ont été crédités sur le compte de la société X... Max et fils, la banque les ayant escomptés5, ainsi qu’en attestent les relevés de compte, et n’ont pas été payés à leur date d’échéance postérieure à l’ouverture de la procédure collective de sorte que leur montant ne peut apparaître au solde débiteur du compte courant mais ressort clairement de la pièce n° 63, quand la lettre de change-relevé magnétique repose sur un titre qui doit comporter les mentions obligatoires du titre cambiaire définies à l’article L. 511-1 du code de commerce et, en particulier la signature du tireur, avant que le banquier ne procède à la saisie informatique des données inscrites sur le titre papier, la cour d’appel a violé la disposition précitée6 ;

Mais attendu que la lettre de change-relevé magnétique ne repose pas sur un titre soumis aux conditions de validité de l’article L. 511-1 du code de commerce et constitue un simple procédé de recouvrement de créance dont la preuve de l’exécution relève du droit commun ; que le moyen, qui soutient le contraire, n’est pas fondé7 ;

Et attendu qu’il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur le moyen, pris en ses deuxième et troisième branches, qui n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;

PAR CES MOTIFS :

CONSTATE LA DECHEANCE du pourvoi en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt du 16 mai 2013 ;

REJETTE le pourvoi en ce qu’il est dirigé contre l’arrêt du 5 décembre 2013. »

 

Le droit de la lettre de change (ou traite) appelé « droit cambiaire » est d’autant plus difficile à appréhender qu’il n’est pratiquement plus enseigné. Son utilisation concrète n’est compréhensible que si l’on connait la pratique commerciale et bancaire.

 

1) En théorie la lettre de change est un effet de commerce (qui est aussi un acte de commerce par la forme) par laquelle le tireur donne l’ordre au tiré de payer une certaine somme à une certaine date à une troisième personne appelée le bénéficiaire (qui peut, à son tour, endosser la traite au profit d’un tiers porteur).

En pratique il n’y a que deux personnes : le fournisseur et son client. Le fournisseur (tireur) émet la traite à son propre profit (il est donc aussi bénéficiaire) sur son client (le tiré qui peut ou non accepter la traite). La provision de la traite est la créance du tireur contre le tiré, soit pratiquement la créance commerciale du prix de vente. Cette créance est à terme du fait de la pratique généralisée en France des délais de paiement (crédit-fournisseur).

 

2) Si le fournisseur – qui fait donc crédit à son client- a besoin de liquidités, il peut mobiliser ses créances client en remettant la traite à l’escompte, juridiquement en l’endossant au profit de sa banque.

Traditionnellement on faisait cela avec des titres matérialisés pas du papier, mais les banques trouvent aujourd’hui cela lourd et incommode (elles ont la même hostilité à l’encontre du chèque). Pour augmenter leur rentabilité, donc leur profit, les banques s’échinent à dématérialiser les opérations et se plaignent régulièrement du retard du droit de ce point de vue. La « loi Dailly » de 1981 est un exemple emblématique de cette bancarisation du droit civil qui fait une large place à la dématérialisation mais se traduit pas un contentieux abondant.

S’agissant de l’escompte les banques ont eu l’idée de saisir informatiquement les informations contenues sur les traites-papier. C’est le « relevé » de la lettre de change, raison pour laquelle il ne faut pas accorder ce mot dans l’expression « lettre de change relevé ». Bien vite on est arrivé à utiliser des relevés de lettre de change sans le soubassement d’une traite papier. Il est alors évident qu’il n’y a pas d’effet de commerce mais seulement un procédé de recouvrement des créances commerciales. Le banquier ne peut donc bénéficier du droit cambiaire (propriété de la provision, actions contre les signataires qui, en pratique, ne sont pas nombreux…), mais cela lui chaut peu car si la créance escomptée n’est pas payée, il va, tout simplement, contrepasser l’écriture et demander le règlement à son client…ou à la caution de ce dernier.

Tel était bien le cas en l’espèce : la caution, débiteur accessoire, tentait d’anéantir la dette principale en soutenant que la lettre de change relevé doit satisfaire aux conditions de forme de la lettre de change papier. La Cour de cassation lui donne tort en considérant, au fond, que la « lettre de change relevé » n’a de lettre de change que le nom : ce n’est qu’un « simple procédé de recouvrement de créance dont la preuve de l’exécution relève du droit commun » ?

HC


1 Texte concernant le pourvoi en cassation. A priori aucun intérêt s’il s’agit d’un commentaire de « droit commercial ».

2 A priori donc on n’en parle plus. Si l’ « auteur du sujet » est gentil, il supprime tout ce qui concerne le premier pourvoi dans le sujet. Mais aucun texte n’impose à un auteur de sujet d’être gentil… Situation extrêmement classique. En cas de « dépôt de bilan » du débiteur principal la banque se retourne contre la caution qui va tout faire pour refuser de payer.

3 Voici le problème de droit : la « lettre de change-relevé » est-elle une lettre de change ? Encore faut-il savoir ce qu’est une lettre de change-relevé (et : non il n’y a pas de faute d’orthographe, on le verra plus loin). Consultons l’article L. 511-1 du Code de commerce : nous y lisons les mentions obligatoires pour qu’un titre soit une lettre de change. C’est utile surtout si l’on n’a jamais eu de cours sur la lettre de change…

4 Cela se complique. C’est ce qu’a décidé la Cour d’appel et qui est critiqué par le pourvoi : les « lettres de change relevées magnétiques » (ici il y a une faute d’orthographe…) sont des « effets informatiques » et non des « effets papier ». A ce stade il est normal de ne rien comprendre du tout.

5 Point pratique essentiel : la lettre de change est un moyen de mobilisation des créances commerciales par le mécanisme de l’escompte. Jadis on procédait avec des lettres de change papier, aujourd’hui ces titres sont dématérialisés : c’est pratiquement plus simple et juridiquement plus compliqué.

6 C’est le reproche principal du pourvoi : la lettre de change-relevé ne serait que la saisie informatique d’une lettre de change papier qui doit satisfaire aux conditions de forme imposées par l’article L. 511-1 du Code de commerce.

7 C’est l’attendu de principe, la raison pour laquelle le pourvoi sera rejeté, le cœur du commentaire : « la lettre de change-relevé magnétique ne repose pas sur un titre soumis aux conditions de validité de l’article L. 511-1 du Code de commerce et constitue un simple procédé de recouvrement de créance dont la preuve de l’exécution relève du droit commun ». Cette formulation a la brièveté d’un (bon) texte de loi. Elle est tout à fait dans le style de la Cour de cassation française.