Droit social

Par Stéphanie ARIAGNO-TAMBUTÉ

Doctorante à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Chargée d’enseignements, IEJ

 

DC N° 2015-500 QPC du 27 novembre 2015, Ste Foot Locker France SAS

 

Le droit du travail recèle de questions complexes et juridiquement très délicates à traiter si l’on a le souci de préserver tant l’intérêt de l’entreprise que les intérêts des salariés. Derrière ce qui pourrait ressembler à une lapalissade se cache des problématiques concrètes subtiles, posant des questions de droit parfois sans réponse convenable.
La QPC posée au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation le 16 septembre 2015 (Cass. Soc., 16 septembre 2015, n° 15-40.027) fait partie de ces dossiers épineux. Les faits étaient relativement simples : lors d’une délibération, le CHSCT nomme un expert. La nomination de cet expert est par la suite annulée. L’employeur est-il dans l’obligation légale de rémunérer l’expert indument nommé étant entendu que l’expert a commencé voire achevé sa mission ?

 

Point de droit

CHSCT : Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail

« Constitué dans tous les établissements occupant au moins 50 salariés, le CHSCT a pour mission de contribuer à la protection de la santé et de la sécurité des salariés ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail. Composé notamment d’une délégation du personnel, le CHSCT dispose d’un certain nombre de moyens pour mener à bien sa mission (information, recours à un expert…) et les représentants du personnel, d’un crédit d’heures et d’une protection contre le licenciement. Ces moyens sont renforcés dans les entreprises à haut risque industriel. En l’absence de CHSCT, ce sont les délégués du personnel qui exercent les attributions normalement dévolues au comité. ». Pour en savoir plus, vous pouvez cliquer sur le lien du Ministère du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social ici.

 

I. UNE JURISPRUDENCE DE LA COUR DE CASSATION INSATISFAISANTE : UNE CRITIQUE UNANIME

Pour rappel, le CHSCT peut nommer un expert en cas de risque grave ou de projet important. Cette nomination peut être annulée a posteriori par le juge du premier ou du second degré. Il y a donc une incertitude juridique légale quant au sort de la rémunération de cet expert dans l’hypothèse, non rare, où sa désignation serait par la suite annulée judiciairement.

La jurisprudence connaît cette difficulté depuis de nombreuses années et les positions prises par la Cour de cassation soulevaient un vif débat tant au sein de la doctrine qu’au sein de l’entreprise elle-même. En effet, la Cour de cassation avait jugé qu’en cas d’annulation du mandat de l’expert, l’employeur était tout de même tenu de le rémunérer sur le fondement de l’article L. 4614-13 du Code du travail, qui dispose que « Les frais d'expertise sont à la charge de l'employeur. L'employeur qui entend contester la nécessité de l'expertise, la désignation de l'expert, le coût, l'étendue ou le délai de l'expertise, saisit le juge judiciaire (…). L'employeur ne peut s'opposer à l'entrée de l'expert dans l'établissement. Il lui fournit les informations nécessaires à l'exercice de sa mission ».

Cependant, des Cours d’appel, notamment Bourges, ou des TGI, comme Nanterre, jugeaient que l’employeur n’avait pas à prendre en charge les frais d’expertises dans le cas où l’expertise est réalisée malgré une contestation portée en justice. Expertise qui serait finalement annulée. Pourquoi l’employeur devrait-il supporter le coup d’une décision annulée judiciairement ? Dans le même temps, permettre à l’employeur de ne pas rémunérer l’expert dans ce cas, c’est ouvrir la porte à l’affaiblissement des pouvoirs du CHSCT dans le domaine de l’expertise alors même qu’il peut y avoir un caractère d’urgence notamment dans l’hypothèse où l’on a recours à un expert pour un danger grave. Il faut parvenir à sauvegarder les deux positions : employeur et institution représentative du personnel.

 

II. LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL : UNE RÉPONSE EN FORME DE PIROUETTE

La QPC posée au Conseil constitutionnel était formulée ainsi : « Les dispositions de l’article L. 4614-13 du Code du travail et l’interprétation jurisprudentielle constante y afférente sont-elles contraires aux principes constitutionnels de liberté d’entreprendre et/ou de droit à un procès équitable lorsqu’elles imposent à l’employeur de prendre en charge les honoraires d’expertise du CHSCT notamment au titre d’un risque grave, alors même que la décision de recours à l’expert a été judiciairement (et définitivement) annulée ? ».

La Cour de cassation présente l’importance de la question en rappelant que le CHSCT n’avait pas de budget propre et que la position adoptée risquait de priver d’effet le recours de l’employeur.

Le Conseil constitutionnel va démontrer l’incohérence du régime juridique issu de l’article L. 4614-16 du Code du travail et imposer une réforme législative de cet article. En effet, le Conseil rappelle que le droit de recourir à l’expertise et la prise en charge des frais relatifs à l’expertise s’appuient sur le Préambule de la Constitution de 1946 – participation des travailleurs à la détermination des conditions de travail et protection de la santé – mais il se fait ensuite beaucoup plus critique dans l’articulation des droits. Le Conseil rappelle que si le Code du travail prévoit que le président du TGI statuant en la forme des référés est saisi par l’employeur, cette saisine n’a pas d’effet suspensif et le tribunal n’a pas de délai pour statuer. In fine, l’employeur ne reçoit aucune protection alors même qu’il exerce une voie de recours. Le Conseil constitutionnel déduit donc de cette analyse que la procédure décrite dans le Code du travail est contraire à l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 en privant l’employeur des garanties légales de la protection constitutionnelle du droit de propriété – en l’occurrence ici, son entreprise. Le premier et le deuxième alinéa de l’article L. 4614-13 du Code du travail sont donc contraires à la Constitution.

Que faut-il en conclure ? Abroger l’article revient à supprimer toute action préventive au CHSCT en matière d’expertise mais il est inconcevable de laisser la situation en l’état une fois révélée l’inconstitutionnalité de cette procédure. Le Conseil prend donc une décision en deux temps. Tout d’abord, les dispositions du Code du travail sont déclarées contraires à la Constitution. Puis, dans un second temps, le Conseil constitutionnel demande une abrogation future des dispositions litigieuses. L’abrogation est reportée au 1er janvier 2017. Le Conseil met donc le Législateur devant ses responsabilités. Il devra trouver une réponse politique et juridique appropriée sans supprimer de voie de recours, ni imposer, de facto, une règle sur la prise en charge des frais d’expertise.

D’autres dispositions hasardeuses existent dans le Code du travail, dispositions que les nombreux toilettages du Code n’ont pu gommer. A l’heure où certains parlent de refondre le Code du travail, il conviendrait peut-être déjà de remettre de l’ordre dans les textes existants.

SAT