Droit public
Par Florence ZAMPINI-DUPONT,
Maître de conférences en Droit public, Université Jean Moulin Lyon 3
Décret n° 2015-1475 du 14 novembre 2015 portant application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955
Aux lendemains des actes terroristes perpétrés à Paris et en région parisienne le 13 novembre 2015 et du décret pris en Conseil des ministres1, le Président F. Hollande, qui s’est adressé au parlement réuni en congrès 2 comme le permet l’article 18 de la Constitution, a dit souhaiter une révision constitutionnelle pour disposer d’un outil approprié pour fonder la prise de mesures exceptionnelles, pour une certaine durée. Le premier ministre a ensuite annoncé que l’ application des dispositions particulières qu’implique l’état d’urgence éventuellement « allégé » pourrait perdurer au-delà du 26 février, terme fixé par la loi adoptée après engagement de la procédure accélérée3, le 20 novembre 20154, qui proroge l'application de la loi de 1955 relative à l'état d'urgence 5 et renforce l'efficacité de ses dispositions. Le Conseil d’Etat a été saisi pour avis de l’avant-projet de loi constitutionnelle « de protection de la Nation » qui propose l’insertion d’un article 36-1 dans la Constitution pour préciser le régime de l’état d’urgence et d’un article qui fixerait le principe de la déchéance de nationalité pour des binationaux français condamnés pour terrorisme6. Si l’avis du Conseil n’est pas défavorable 7, mais pointe les difficultés s’agissant d’une mesure de déchéance, qui suppose de considérer la DDHC et le droit européen8, mesure qui ne fait certes pas consensus9 et qui n’est sans doute pas des plus efficaces, il propose une rédaction différente10 pour l’article 36-1, disposition qui « présente un effet utile » 11: « L’état d’urgence est déclaré en conseil des ministres, sur tout ou partie du territoire de la République, soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’évènements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique. La loi fixe les mesures de police administrative que les autorités civiles peuvent prendre pour prévenir ce péril ou faire face à ces évènements. La prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne peut être autorisée que par la loi. Celle-ci en fixe la durée ».
En attendant – l’idée n’étant certes pas inédite12 - que l’on fasse « évoluer » la Constitution13, pour donner une définition constitutionnelle à un état, qui se distingue de l’état de siège (qui apparaît à l’article 36 de la Constitution) et des cas visés par l’article 16 de la Constitution et que l’on inscrive dans le texte fondamental la possibilité d’une déchéance de la nationalité pour les terroristes14, comme le projet de loi constitutionnelle examiné en conseil des ministres le 23 décembre15, qui sera présenté par le premier ministre16 aux parlementaires début février, le veut17, c’est sur la base de la loi du 3 avril 1955 18 modifiée par la loi du 20 novembre 2015 (I), que les pouvoirs publics font face à une situation, qui suppose de concilier les libertés publiques et la sauvegarde de l'ordre public 19.
Il ne s’agit évidemment pas de renier l’Etat de droit. Et, comme les décisions, en particulier20 celles rendues par le Conseil d’Etat le 11 décembre 2015 21, saisi du fait d’assignations à résidence prononcées contre des militants écologistes, qui pouvaient notamment invoquer la Convention européenne des droits de l’homme (II) et celle du juge constitutionnel, saisi non pas au titre d’un contrôle a priori mais d’une question prioritaire de constitutionnalité 22 (III), le montrent, le rôle du juge est essentiel pour que les mesures prises restent adaptées, nécessaires et proportionnées à la menace 23.
I. UNE LOI POUR LUTTER CONTRE LES ATTEINTES GRAVES À L'ORDRE PUBLIC
Comme l’a expliqué le Conseil constitutionnel, dans sa décision no 85-187 DC du 25 janvier 1985 sur la loi relative à l'état d'urgence en Nouvelle-Calédonie, la Constitution du 4 octobre 1958 « vise expressément l'état de siège, elle n'a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d'état d'urgence pour concilier (...) les exigences de la liberté et la sauvegarde de l'ordre public ». Elle n'a pas eu pour effet non plus d'abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence, « qui, d'ailleurs, a été modifiée sous son empire ». Le Conseil d’Etat avait en novembre 2005, expliqué quant à lui, qu’il n’y a pas d’«incompatibilité de principe qui conduirait à regarder cette loi comme ayant été abrogée par le texte constitutionnel » 24. La loi du 20 novembre 2015, qui porte des dispositions modifiant celles de la loi de 1955 devenues moins adaptées, a ainsi été adoptée en application de cette loi de 1955 qui précise que l’état d’urgence est applicable « soit en cas de péril imminent résultant d'atteintes graves à l'ordre public, soit en cas d'événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique »25.
Si l’article 36 de la Constitution prévoit le cas d’un « péril imminent résultant d'une guerre étrangère ou d'une insurrection armée »26 et si l’article 16 de la Constitution, qui a été utilisé en 1961 27, confie au président de la République des pouvoirs exceptionnels quand « les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics est interrompu », l’état d’urgence n’est certes pas pour le moment « constitutionnalisé ». S’il l’est chez certains de nos voisins28, il ne l’est pas nécessairement29, même s’ils se sont dotés – comme d’autres 30 - de moyens pour faire face à des situations qui peuvent supposer une certaine gradation entre cet état et celui de l’état de siège - qui se matérialise par le passage des pouvoirs aux autorités militaires - et s’ils ont pu prévoir des conditions plus ou moins strictes pour son déclenchement et un contrôle plus ou moins serré du parlement 31.
L’état d’urgence, qui ne se confond pas avec les situations couvertes par la théorie des circonstances exceptionnelles 32, a été mis en place par le législateur français en 1955, après les attentats qui ont débuté en novembre 195433, pour éviter le recours à l’état de siège, qui aurait impliqué un transfert de pouvoirs à l’armée. Il a ensuite34 été appliqué une fois en 1958, puis de 1961 à 1963, puis de décembre 1984 à juin 1985 en Nouvelle Calédonie. Plus récemment l'état d'urgence a été déclaré en novembre 2005, en application des décrets n° 2005-1386 et n° 2005-1387 et prorogé avec la loi du 18 novembre 2005, puis levé à partir du 4 janvier suivant.
La loi du 20 novembre 2015 proroge quant à elle, comme le veut la loi du 3 avril 1955, l'état d'urgence, qui a été décrété en conseil des ministres. Elle le fait pour trois mois à compter du 26 novembre 201535. Elle modifie 36 aussi plusieurs dispositions de la loi de 1955. Elle veut en effet en renforcer l'efficacité37.
Elle abroge diverses dispositions38 et modernise la loi, notamment pour tenir compte de l’internet39. Elle permet aussi en créant un article 4-1, au parlement d’être informé pour éventuellement contrôler l’action de l’exécutif, comme c’est en général le cas chez nos voisins de façon plus ou moins exigeante. Ainsi dispose-t-elle que « L'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence » et qu’ « Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures »…
Les nouvelles dispositions élargissent le régime des assignations à résidence, en visant « toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics »40. Elles permettent aussi la dissolution par décret en conseil des ministres, des « associations ou groupements de faits qui participent à la commission d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent »41.
Elles reprécisent le régime des perquisitions administratives, qui sont «conduites en présence d'un officier de police judiciaire territorialement compétent » et peuvent concerner « tout lieu, y compris un domicile, de jour et de nuit », « lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics »42, en les excluant pour ce qui est d’«un lieu affecté à l'exercice d'un mandat parlementaire ou à l'activité professionnelle des avocats, des magistrats ou des journalistes » 43.
L’état d’urgence, qui permet « d'interdire la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par arrêté », « d'instituer (...) des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé », « d'interdire le séjour dans tout ou partie du département à toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs publics », de fermer des salles spectacles ou « d’ordonner la remise des armes et des munitions, détenues ou acquises légalement » s’est en effet traduit par le rétablissement des contrôles aux frontières, de nombreuses perquisitions, interpellations, gardes à vues et assignations à résidence 44. Comme la loi de 1955 retouchée le précise, les recours s’exercent devant la juridiction administrative45. Or celle-ci peut être amenée à exercer un contrôle de conventionalité ou à poser une question prioritaire de constitutionnalité, comme en témoignent les affaires traitées par le Conseil d’Etat le 11 décembre.
II. LES DÉCISIONS DU CONSEIL D'ÉTAT DU 11 DÉCEMBRE 2015
Le juge administratif a été saisi46 par les militants écologistes, qui ont fait l’objet d’assignations à résidence47, alors que la conférence des Nations-Unies sur les changements climatiques (COP 21) se tenait à Paris et au Bourget du 30 novembre au 11 décembre 2015.
Se prononçant dans le cadre de la procédure du référé-liberté, prévue par l’article L. 521-2 du code de justice administrative, qui habilite le juge à ordonner, dans un délai de quarante-huit heures, toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une administration aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale, le Conseil d’Etat devait examiner sept affaires, dont les premiers juges avaient estimé qu’elles ne supposaient pas urgence et qu’ils pouvaient rejeter la requête en référé sans instruction contradictoire ni audience 48 ou pour l’une d’entre elles – celle concernant l’appel formé contre l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Melun, traitée dans la décision n° 395009 -, que la mesure d’assignation à résidence en cause ne portait pas une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.
Le juge, qui n’a pas agréé les analyses des premiers juges sur la condition de l’urgence49 et qui a aussi souligné « l’entier contrôle du juge de l’excès de pouvoir »50, a explicité ses compétences51. Il a en effet estimé qu’il y avait urgence et rappelé qu’« il appartient au Conseil d’Etat statuant en référé de s’assurer, en l’état de l’instruction devant lui, que l’autorité administrative, opérant la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public, n’a pas porté d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, que ce soit dans son appréciation de la menace que constitue le comportement de l’intéressé, compte tenu de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence, ou dans la détermination des modalités de l’assignation à résidence ». Il a aussi rappelé que le juge des référés, « s’il estime que les conditions définies à l’article L. 521-2 du code de justice administrative sont réunies, peut prendre toute mesure qu’il juge appropriée pour assurer la sauvegarde de la liberté fondamentale à laquelle il a été porté atteinte »52.
Il était aussi appelé à exercer un contrôle de conventionalité53 et à considérer les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, dans sa décision n° 395009.
La CEDH, qu’il a pu déjà viser en 200554 et 2006 dans son arrêt d’assemblée Rolin et Boisvert - mais estimer que les mesures adoptées n’étaient pas contraires à son article 15 « dérogation en cas d’état d’urgence »55 -, affirme, comme le font aussi des lois ou Constitutions nationales 56, que certains droits ne peuvent faire l’objet d’aucune dérogation, y compris en cas d’état d’urgence.
Si l'article 15 de la Convention européenne précise qu’« En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international » – ce qui suppose aussi que l’Etat concerné57 informe le Conseil de l’Europe 58 -, le même article précise néanmoins aussi que « La disposition précédente n'autorise aucune dérogation à l'article 2 (sauf pour le cas de décès résultant d'actes licites de guerre) et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7 » . S’il ne peut donc y avoir de dérogation à l’article 2 (droit à la vie), à l’article 3 (interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants), à l’article 4, paragraphe 1 (interdiction de l’esclavage), ni à l’article 7 (pas de peine sans loi), a contrario, des dérogations peuvent, toucher d’autres droits et libertés, comme en particulier ceux définis par les articles 8 (droit au respect de la vie privée), 9 (liberté de pensée, de conscience et de religion), 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion et d’association), articles qui prévoient d’ailleurs explicitement des ingérences de l’autorité publique à condition qu’elles soient prévues par la loi et « nécessaires dans une société démocratiques » pour assurer notamment la sécurité et l’ordre publics. Il appartient évidemment à la Cour de Strasbourg après épuisement des voies de droit nationales de contrôler que les mesures critiquées ont été proportionnées. Le juge national est aussi compétent pour s’en assurer.
En décembre 2015, la violation de l’article 5 CEDH (droit à la liberté et à la sûreté) a ainsi été alléguée, sans succès. Le Conseil d’Etat a en effet expliqué dans sa décision N° 395009, que « si une mesure d’assignation à résidence de la nature de celle qui a été prise à l’égard du requérant apporte des restrictions à l’exercice de certaines libertés, en particulier la liberté d’aller et venir, elle ne présente pas, compte tenu de sa durée et de ses modalités d’exécution, le caractère d’une mesure privative de liberté au sens de l’article 5 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales » et donc que le requérant « ne peut utilement se prévaloir de cet article ». Il a aussi estimé « qu’il n’apparaît pas, en l’état de la procédure de référé, que la possibilité de prendre une mesure d’assignation à résidence sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, alors que l’état d’urgence a été déclaré en raison d’un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou d’une calamité publique, serait manifestement incompatible avec les stipulations de l’article 2 du protocole n°4 additionnel à la convention européenne (..) selon lesquelles l’exercice de la liberté de circulation « (…) ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui (…) constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l'ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui ».
III. ABSENCE DE CONTRÔLE DE CONSTITUTIONNALITÉ A PRIORI MAIS QPC
Le requérant - M. Cédric D. -, qui par un arrêté du ministre de l’intérieur du 25 novembre 2015 était assigné à résidence à compter de la notification de l’arrêté et jusqu’au 12 décembre 2015 et qui invoquait la CEDH, se prévalait aussi de l'article 61-1 de la Constitution, qui permet de soutenir, à l'occasion d'une instance devant une juridiction administrative comme judiciaire, « qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ». En l’occurrence, ce sont les dispositions de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 résultant de la loi de 2015, qui selon lui porteraient « une atteinte injustifiée à la liberté d’aller et venir, au droit de mener une vie familiale normale, à la liberté de réunion et de manifestation, qu’elles sont entachées d’incompétence négative et qu’elles méconnaissent l’article 66 de la Constitution ». Estimant que la question soulevée, « notamment en ce qui concerne la liberté d’aller et venir, présente un caractère sérieux », le Conseil d’Etat a accepté de saisir le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité. Estimant néanmoins que la conciliation opérée par le ministre entre le respect des libertés publiques et la sauvegarde de l’ordre public, eu égard au contexte qui avait supposé la mobilisation particulière des forces de l’ordre et au comportement des intéressés qui avaient participé à des actions violentes et préparé des actions visant à s’opposer à la tenue et au bon déroulement de la COP 21, ne portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, le Conseil d’Etat n’a pas d’ordonné la suspension des assignations à résidence, i.e. en l’état de l’instruction, aucune des sept mesures d’assignation à résidence qu’il avait à connaître ne supposaient qu’il prononce de mesures conservatoires de sauvegarde, en attendant la décision du juge constitutionnel.
Or, on sait que le premier ministre avait lui-même a reconnu la « fragilité constitutionnelle » de certaines mesures votées par le parlement le 19 et le 20 novembre. Il n’avait certes pas exclu que le juge constitutionnel soit saisi d’une QPC. Mais le projet de loi présenté en Conseil des ministres le 18 novembre, après avis rendu par le Conseil d'État59, a été adopté, le lendemain en première lecture par l’Assemblée nationale (avec modifications) et le 20 par le Sénat en première lecture, sans modifications. Publiée le 21 novembre au journal officiel, la loi n’a pas fait l’objet d’un contrôle a priori par le Conseil constitutionnel, qui aurait supposé, comme c’est le cas chez nos voisins60 et pour la CEDH, un contrôle de proportionnalité. Comme le Conseil constitutionnel le rappelle par exemple dans sa décision du 26 novembre 2015 sur la loi relative aux mesures de surveillance des communications électroniques internationales, en visant article 34 et 5 de la Constitution ainsi que l’article 16 de la DDHC, le législateur est astreint à la nécessité d’une conciliation qui ne doit manifestement pas être disproportionnée61.
La loi de 1955 n’a alors pas non plus pas fait l’objet du contrôle de constitutionnalité. Mais le Conseil constitutionnel, qui avait en 1984 dans sa décision sur l’état d’urgence en Nouvelle Calédonie expliqué qu’il n’avait pas à le faire, disait aussi a contrario qu’il pourrait le faire. Devant répondre à la question de la compétence du législateur62, le gardien de la Constitution qui n’a pas considéré « en l'espèce », qu'il y avait « lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d'office aucune autre question de conformité à la Constitution », expliquait en effet que la constitutionnalité d'une loi promulguée peut être utilement contestée à l'occasion de l'examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine63 - ce qui n’était pas le cas en 1984 mais ce qui est le cas en 2015...
C’est donc la question de la constitutionnalité de l’article 6 de la loi de 1955 qui a été réécrit par la loi de 2015, que la Conseil constitutionnel doit examiner fin décembre 2015.
Dans sa décision64, le Conseil constitutionnel estime que les neuf premiers alinéas de l’article 6 de la loi d’avril 1955 « doivent être déclarées conformes à la Constitution » 65.
Il a écarté le grief tiré de la méconnaissance de l'article 66 de la Constitution, selon lequel « Nul ne peut être arbitrairement détenu. - L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi », parce que les dispositions contestées qui permettent au ministre de l'intérieur, lorsque l'état d'urgence a été déclaré, de « prononcer l'assignation à résidence, dans le lieu qu'il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée » par le décret déclarant l'état d'urgence, « ne comportent pas de privation de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution ».
Cette assignation à résidence, « qui ne peut être prononcée qu'à l'égard d'une personne pour laquelle « il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics », et qui, souligne notamment le Conseil constitutionnel, ne peut en aucun cas « avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes assignées à résidence » est « une mesure qui relève de la seule police administrative et qui ne peut donc avoir d'autre but que de préserver l'ordre public et de prévenir les infractions ». Le juge ne confond ainsi pas restriction et privation de liberté66 : une mesure d’assignation à résidence ne constitue pas une mesure privative de liberté au sens de l’article 66 de la Constitution. Et le juge administratif, juge des mesures prises en matière de prévention des atteintes à l’ordre public, est donc compétent 67.
Mais le gardien de la Constitution considère ensuite aussi « que la plage horaire maximale de l'astreinte à domicile dans le cadre de l'assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l'article 66 de la Constitution »…
Sur les griefs tirés de la méconnaissance des droits et libertés garantis par les articles 2 et 4 de la déclaration de 1789 et de l'article 34 de la Constitution, le juge constitutionnel estime que « les dispositions contestées, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative, ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d'aller et de venir ». En effet, si le juge reconnaît que ces dispositions portent donc atteinte à la liberté d'aller et de venir, il relève que la mesure d'assignation à résidence prise en application de la loi cesse au plus tard en même temps que prend fin l'état d'urgence, lequel «déclaré par décret en conseil des ministres, doit, au-delà d'un délai de douze jours, être prorogé par une loi qui en fixe la durée », que sa « durée ne saurait être excessive au regard du péril imminent ou de la calamité publique ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence » et que, si le législateur prolonge l'état d'urgence par une nouvelle loi, les mesures d'assignation à résidence prises antérieurement ne peuvent être prolongées sans être renouvelées.
Le Conseil constitutionnel, qui estime que « ne sont pas méconnues les exigences de l'article 16 de la Déclaration de 1789 » et que les dispositions contestées « ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée ni le droit de mener une vie familiale normale », ni « ne méconnaissent ni la liberté d'expression et de communication ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit », considère aussi le fait que « les dispositions contestées ne privent pas les personnes à l'encontre desquelles est prononcée une assignation à résidence du droit de contester devant le juge administratif, y compris par la voie du référé, cette mesure ». Il souligne qu'il appartient au juge administratif « d'apprécier, au regard des éléments débattus contradictoirement devant lui, l'existence de raisons sérieuses permettant de penser que le comportement de la personne assignée à résidence constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics ». Il est bien évident que, « tant la mesure d'assignation à résidence que sa durée, ses conditions d'application et les obligations complémentaires dont elle peut être assortie doivent être justifiées et proportionnées aux raisons ayant motivé la mesure dans les circonstances particulières ayant conduit à la déclaration de l'état d'urgence ». Et le juge constitutionnel d’adouber le juge administratif, qui « est chargé de s'assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnée à la finalité qu'elle poursuit », dans un rôle fondamental…
Le Conseil constitutionnel a cantonné le champ de son examen la QPC aux neuf premiers alinéas de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, étant entendu que le requérant et les intervenants ne contestaient pas expressément la constitutionnalité des dispositions du dernier alinéa de l’article 6 relatives à la possibilité de placer sous surveillance électronique mobile une personne faisant l’objet d’une décision d’assignation à résidence… On sait aussi que le Conseil d’Etat a été amené à faire un contrôle de conventionalité et qu’il a estimé la loi du 3 avril 1955 compatible avec les stipulations de la convention européenne, la Cour EDH pourrait être saisie. Si le commissaire européen aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe a fait part de ses préoccupations quant aux dérives que pourrait susciter l’état d’urgence68, la jurisprudence de la Cour européenne reconnaît une marge d’appréciation à l’Etat et sa jurisprudence jusqu’ici, adopte une définition restrictive de la privation de liberté69. On sait aussi que si la Constitution était révisée, le juge constitutionnel n’opérerait pas de contrôle de constitutionnalité de la révision70…
FZD