Droit civil – Droit européen – Droits de l’Homme

Par Mina ADEL ZAHER,

Doctorant, Chargé d’enseignements à l’Université Jean Moulin Lyon 3

 

C.E.D.H., 15 décembre 2015, n° 29024/11, Bono c. France

 

« S’il appartient aux autorités judiciaires et disciplinaires, dans l’intérêt du bon fonctionnement de la justice, de sanctionner certains comportements des avocats, ces autorités doivent veiller à ce que le contrôle ne constitue pas une menace ayant un effet inhibant qui porterait atteinte à la défense des intérêts de leurs clients ».

 

Le 15 décembre 2015, la France a été condamnée, à l’unanimité, par la Cour européenne des droits de l’Homme (C.E.D.H.) à cause d’une sanction disciplinaire disproportionnée infligée à un avocat condamné par la Cour d'appel de Paris pour manquement aux principes essentiels d'honneur, de délicatesse et de modération régissant la profession d'avocat à raison d'écrits figurant dans ses conclusions déposées devant la Cour d'appel. Ces écrits avaient pour objet l’accusation des magistrats instructeurs de complicité d'actes de torture commis par les services secrets syriens, ainsi que le rejet des pièces obtenues sous la torture.

Un avocat au Barreau de Paris était mandaté afin de défendre un prévenu suspecté d’avoir participé à une association terroriste. Cet avocat avait affirmé, dans des écrits consignés dans ses conclusions déposées devant la Cour d'appel, que les magistrats instructeurs français avaient été complices d'actes de torture commis à l'encontre de son client par les services secrets syriens, et demanda ainsi le rejet des pièces de procédure obtenues sous la torture. Des poursuites disciplinaires contre cet avocat furent engagées pour manquements aux principes essentiels d'honneur, de délicatesse et de modération régissant la profession d'avocat. Le Conseil de discipline de l'Ordre des avocats de Paris souligna que les propos reprochés ne constituaient pas des attaques personnelles contre les magistrats. Le Procureur général forma un recours contre cette décision. La Cour d'appel de Paris, suivie par la Cour de cassation (Cass. civ. 1ère, 14 octobre 2010, n° 09-16.495, F-D), infirma la décision de l'Ordre des avocats dans un arrêt rendu le 25 juin 2009 et prononça à l'encontre de l'avocat un blâme assorti d'une inéligibilité aux instances professionnelles pour une durée de cinq ans. Ensuite, l'avocat saisit la C.E.D.H.

Pour condamner la France, la C.E.D.H. fonda sa décision sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui dispose que : « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ». En outre, la Cour estime que le pouvoir judiciaire est « garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit » et qu'il peut s'avérer nécessaire de la protéger contre des attaques destructrices sans fondement sérieux. Généralement, « les magistrats peuvent faire, dans l'exercice de leurs fonctions officielles, l'objet de critiques dont les limites sont plus larges qu'à l'égard de simples particuliers ». La Cour ajoute également que « la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats ». Ces derniers peuvent se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice sans franchir une certaine limite.

En l'espèce, la C.E.D.H. relève que les propos litigieux ont un caractère outrageant et ne sont pas nécessaires pour atteindre le but poursuivi puisque les premiers juges ont accepté d'écarter les déclarations obtenues sous la torture. Cependant, la Cour observe que l’avis de l’avocat ne vise pas les magistrats concernés, mais il porte sur la manière dont ils ont mené l'instruction. La C.E.D.H. considère que les propos prononcés à l’encontre des magistrats ne sont pas sortis de la salle d'audience puisque écrits dans des conclusions. Ainsi, ces écrits n'ont pu porter atteinte à la réputation du pouvoir judiciaire auprès du public. Par conséquent, la sanction disciplinaire infligée n'était pas proportionnée.

L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme aboutit à la solution suivante : « Compte tenu de ces éléments et du fait que Me Bono avait déjà été invité au cours de l’audience devant la Cour d’appel de Paris à mesurer ses propos, la Cour est d’avis que la sanction disciplinaire infligée à Me Bono n’était pas proportionnée. Outre les répercussions négatives d’une telle sanction sur la carrière professionnelle d’un avocat, la Cour estime que le contrôle a posteriori des paroles ou des écrits litigieux d’un avocat doit être mis en œuvre avec une prudence et une mesure particulières ». La Cour a ainsi estimé qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme en raison du caractère disproportionné de la peine infligée à l’avocat en condamnant la France à verser au requérant 5 000 euros pour dommage moral causé par la sanction disciplinaire qui lui avait été infligée.

MAZ