« Je suis Charlie » ne peut pas être une marque

DROIT DE LA PROPRIETE INDUSTRIELLE

Par Céline WRAZEN

Docteur en droit

INPI, Communiqué de presse, 13 janvier 2015

À la suite de nombreuses demandes visant à faire du slogan « Je suis Charlie » une marque, l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) a décidé de ne pas accéder à ces requêtes.

Dans un communiqué de presse, procédure assez rare de la part de l’INPI, du 13 janvier 2015, il précise qu’il ne pourra « pas enregistrer ces demandes de marques, car elles ne répondent pas au critère de caractère distinctif. En effet, ce slogan ne peut pas être capté par un acteur économique du fait de sa large utilisation par la collectivité. ».

Cette décision est l’occasion de s’interroger sur ce qu’est une marque et sur les critères lui conférant un caractère distinctif.

Le slogan « Je suis Charlie » est une émanation personnelle, twittée par Joachim Roncin, de l’hebdomadaire gratuit Stylist, moins d’une heure après les évènements qui ont ébranlés Charlie Hebdo. Il comporte trois mots, blancs et gris sur un fond noir, rappelant l’esthétique du journal. M. Roncin a depuis précisé qu’il ne souhaitait pas en faire un usage mercantile (a priori).

Article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle

La marque de fabrique, de commerce ou de service est un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d'une personne physique ou morale.

Peuvent notamment constituer un tel signe :

a) Les dénominations sous toutes les formes telles que : mots (Yoplait), assemblages de mots (Je suis Charlie ?), noms patronymiques (Guy Degrenne) et géographiques, pseudonymes, lettres, chiffres (307 Peugeot), sigles ;

b) Les signes sonores tels que : sons, phrases musicales (portée musicale) ;

c) Les signes figuratifs tels que : dessins (les chevrons de Citroën), étiquettes, cachets, lisières, reliefs, hologrammes, logos, images de synthèse ; les formes, notamment celles du produit ou de son conditionnement ou celles caractérisant un service ; les dispositions, combinaisons ou nuances de couleurs.

 

Une marque est un « signe » qui permet de distinguer précisément les produits ou services d’une entité par rapport à une autre. L’article L. 711-1 du Code de la propriété intellectuelle en précise les contours. Ce signe doit être licite, disponible et distinctif.

La marque ne saurait se confondre avec le nom commercial, l’enseigne ou la dénomination sociale de l’entreprise. Elle désigne ses produits et/ou services sur lesquels elle doit figurer, comme par exemple, la bouteille de Coca-cola qui est enregistrée comme marque.

L’article L. 711-2 du même code précise ce que l’on doit entendre par l’expression « caractère distinctif ».

« Le caractère distinctif d'un signe de nature à constituer une marque s'apprécie à l'égard des produits ou services désignés. »

La définition ainsi donné par le Code de la propriété intellectuelle est négative : « Sont dépourvus de caractère distinctif » :

a) Les signes ou dénominations qui, dans le langage courant ou professionnel, sont exclusivement la désignation nécessaire, générique ou usuelle du produit ou du service (baba pour de la pâtisserie) ;

b) Les signes ou dénominations pouvant servir à désigner une caractéristique du produit ou du service, et notamment l'espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique, l'époque de la production du bien ou de la prestation de service ( Pure Laine pour un tapis en laine, E-SERVICE pour des services d’assistance fourmis par internet) ;

c) Les signes constitués exclusivement par la forme imposée par la nature ou la fonction du produit, ou conférant à ce dernier sa valeur substantielle ( semelle pour une chaussure).

Le caractère distinctif peut, sauf dans le cas prévu au c, être acquis par l'usage. »

Par exemple, est descriptive la marque qui assure la vente d'une boisson effervescente à base de vin et d'extrait naturel de pêche, car « le terme "Brut" indique un arôme naturel et le mot "Pêche" la nature de cet arôme en précisant que le pêcher ne produisant que ce fruit, le doute sur la nature de l'arôme devait être exclu ». Ainsi, le terme "Brut" et le terme "Pêche" sont descriptifs, et leur association ne peut constituer une marque (Cass., com., 10 juin 1997, n° 95-12.376. Pour lire cette décision, cliquez ici). Serait descriptive la marque qui utiliserait une vache pour servir à la commercialisation d’un fromage. A contrario, elle ne sera pas descriptive si la vache rit !

S’il est clair que le slogan « Je suis Charlie », marque complexe liée au fait qu’elle est un assemblage de mots, n’est pas un terme du langage courant ou du langage professionnel, il ne permet pas non plus de désigner la caractéristique d’un produit ou d’un service, ou d’en constituer la forme. Selon Maître Degrave, « le slogan « Je suis Charlie » nous paraît donc ainsi parfaitement distinctif au regard du droit des marque »[1]. Cette décision serait donc « hautement contestable du point de vue du droit applicable en l’espèce. »[2]

Elle « ne peut [toutefois] être que saluée sur le plan de la morale et de l’éthique, »[3]. C’est ce que soulignent également Maîtres Dominique Mallo et Catherine Muyl : « Les personnes qui ont déposé « Je suis Charlie » cherchent à s'approprier un slogan exceptionnellement populaire qu'ils n'ont pas créé à des fins a priori mercantiles. Le droit des marques ne saurait cautionner une telle démarche et la notion d'ordre public pourrait très bien être utilisée par l'INPI dans ce contexte. »[4]

Ainsi à événement exceptionnel, réaction exceptionnelle… au fondement juridique discutable ?[5]

CW

Point de droit

L'Institut national de la propriété industrielle (INPI)

Est un établissement public, sous tutelle du Ministère de l'Economie, de l'Industrie et du Numérique.

Il est chargé d'enregistrer et de délivrer les titres de propriété industrielle que sont les brevets, les marques, les dessins et modèles.

Il agit également en faveur du développement économique des entreprises en soutenant l'innovation. En ce sens, il contribue à élaborer et à mettre en oeuvre des politiques ayant trait à la propriété industrielle et à la lutte anti-contrefaçon.



[1] Christophe Degrave, Charles-Antoine Joly, avocats associés du cabinet @mark, « Je suis Charlie » : ceci n’est pas une marque ?,Les Echos, le 16 janvier 2015, consultable ici.

[2] Christophe Degrave, Charles-Antoine Joly, ibidem.

[3] Christophe Degrave, Charles-Antoine Joly, ibidem.

[4] Dominique Dallo, Catherine Muyl, « Comment s'opposer au dépôt d'une marque "Je suis Charlie" », La Tribune, 16 janvier 2015, Cliquez ici pour lire l’article.

[5] Charles-Antoine JOLY, avocat à la cour, @mark, « L'INPI et les marques "JE SUIS CHARLIE" », L’Express, 16 janvier 2015, cliquez ici pour lire l’article.

Faculté de Droit