Droit social – Licence 3

Stéphanie ARIAGNO- TAMBUTÉ

Doctorante, Chargée d’enseignements à l’Université Jean Moulin Lyon 3

 

Cass. soc., 15 mars 2011, n° 09-72.541

Cass. soc., 23 novembre 2011, n° 10-18.571 (reproduit ci-dessous)

 

« LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE SOCIALE, a rendu l'arrêt suivant :

Sur le moyen unique :

Attendu selon l'arrêt attaqué (Paris, 1er avril 2010), que M. X... engagé le 29 janvier 1996 par la société Décorama, promu cadre responsable métré en janvier 2000, a été placé en arrêt maladie le 20 février 2007 ; qu'un avertissement lui a été notifié le 9 mai 2007 ; que le lendemain, il a été déclaré inapte à tout poste dans l'entreprise et dispensé d'une seconde visite ; qu'ayant refusé le poste de reclassement proposé dans une société du groupe, il a été licencié le 4 juillet 2007 pour inaptitude physique ;

Attendu que la société fait grief à l'arrêt de retenir le harcèlement moral à son encontre, de dire en conséquence le licenciement nul et de la condamner à payer des dommages-intérêts à son salarié ainsi que les indemnités de rupture, alors, selon le moyen :

1°/ qu'il appartient au juge, lorsque le salarié établit la matérialité de faits laissant présumer l'existence d'un harcèlement moral, d'examiner les éléments objectifs invoqués par l'employeur pour les justifier ; qu'en l'espèce, pour justifier l'" oubli dans l'organigramme " du nom du salarié au service " métré ", l'employeur faisait valoir que cette omission involontaire résultait de ce que le salarié avait été affecté à l'organisation du salon international de la haute horlogerie (SIHH), entité totalement autonome et indépendante du service " métré " relevant, lui, de l'organisation générale de l'entreprise ; que l'employeur en justifiait en produisant l'organigramme de l'ensemble des entités de l'entreprise, le nom de M. X... apparaissant dans l'organigramme dédié au SIHH ; qu'en se bornant à retenir que le salarié établissait l'absence de son nom dans le service " métré ", sans à aucun moment examiner l'élément objectif invoqué par l'employeur, preuve à l'appui, pour justifier l'omission reprochée, la cour d'appel a violé les articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail ;

2°/ que la mise à l'écart du salarié suppose un sort particulier qui lui est réservé à la différence de la collectivité du personnel de l'entreprise ; qu'en l'espèce, pour dire établie la mise à l'écart de M. X..., la cour d'appel a relevé que M. Y... avait précisé que le salarié aurait été mis en retrait et se serait retrouvé dans un open space et que les métreurs avec qui il avait travaillé avaient attesté ne plus avoir eu de contacts avec lui ; qu'en s'abstenant de caractériser la situation particulière qui aurait été celle du salarié, à la différence de celle des autres, d'autant qu'elle constatait que les métreurs avaient également attesté avoir " eux-mêmes été affectés dans d'autres bureaux " et que l'employeur produisait de son côté des témoignages, expressément visés par la cour d'appel et dont il résultait qu'une restructuration générale avait été rendue nécessaire et que M. X... s'était pour sa part volontairement isolé des autres car il n'acceptait pas le départ de l'ancien directeur général, la cour d'appel a violé les articles L. 1152-1 et L. 1152-4 du code du travail ;

3°/ que le seul malaise d'un salarié après un entretien avec son employeur, doit-il être qualifié d'accident du travail, ne saurait faire présumer que le contenu dudit entretien en est la cause lorsque sont ignorés les propos exactement échangés ; qu'en l'espèce, la cour d'appel a expressément constaté que la teneur des propos échangés lors de l'entretien du 2 avril 2007 n'était pas établie d'une part, que la caisse primaire d'assurance maladie avait reconnu comme accident du travail le malaise dont avait été victime M. X... après ledit entretien, d'autre part ; qu'en s'en tenant à de telles considérations sans caractériser le lien de causalité entre le malaise et l'entretien, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles L. 1152-1 et L. 1154-1 du code du travail ;

4°/ que tenu de motiver leur décision, les juges du fond ne peuvent procéder par voie de simple affirmation ; qu'en affirmant péremptoirement que " la direction a adopté des agissements répétés tels que … la diminution des responsabilités ", sans à aucun moment préciser en quoi les responsabilités de M. X... auraient effectivement été diminuées, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;

5°/ que la seule notification d'une sanction injustifiée à un salarié ne suffit pas à caractériser l'existence d'un harcèlement moral ; qu'en retenant en l'espèce, que M. X... avait fait l'objet d'un avertissement injustifié comme élément constitutif d'un harcèlement moral, la cour d'appel a violé l'article L. 1152-1 du code du travail ;

Mais attendu que la cour d'appel ayant constaté de la part de la direction de la société, l'existence d'agissements répétés à l'encontre de son cadre responsable du service métré tels l'oubli de son nom dans l'organigramme, sa mise à l'écart, la diminution de ses responsabilités, la notification d'une sanction injustifiée, l'organisation d'un entretien déstabilisant reconnu à l'origine d'un accident du travail, le peu d'empressement manifesté à la volonté exprimée par son cadre de reprendre le travail, tandis que le salarié rapportait la preuve de ce que la direction n'avait pas hésité à solliciter des attestations selon un modèle précis de ses salariés y compris des représentants du personnel, ainsi que la dégradation de sa santé physique et mentale, a ainsi caractérisé le harcèlement moral ; que le moyen n'est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :

REJETTE le pourvoi ; »

 

L’environnement contemporain du monde du travail est la source de relations de plus en plus complexes entre l’employeur et les salariés. Si chacun connaît les notions de burn-out, de surmenage, de stress lié aux conditions de travail, un nouveau concept est en train d’émerger.

 

A l’opposé des difficultés rencontrées par le salarié pour une surcharge de travail et de pressions, les tribunaux connaissent également le concept de bore-out. Le bore-out est l’anglicisme correspondant à une « mise au placard » du salarié. Dans le monde moderne, l’ennui au travail est donc une source de conflit et un motif de contentieux prud’homal avec son employeur, fondé juridiquement sur la notion de harcèlement moral.

 

I. Le bore-out : un concept de plus en plus représenté dans la jurisprudence

Si le bore-out a toujours existé sous la forme d’harcèlement moral – les arrêts de la Cour de cassation de 2011 le prouvent – on en entend davantage parler aujourd’hui. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a rendu un arrêt le 3 février 2016 dans lequel une salariée s’était plaint d’une « mise au placard ». Le Conseil de Prud’Hommes (CPH) de Paris avait statué sur le harcèlement moral permettant d’appréhender juridiquement la notion de bore-out sans donner gain de cause à la salariée. Elle a ainsi interjeté appel dudit jugement, jugement confirmé en deuxième instance (arrêt n° RG 13/05436).

En effet, il n’est pas simple de prouver le harcèlement moral, et notamment le bore-out.

 

Article L. 1152-1 du Code du travail

« Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. »

 

La Cour d’appel de Paris a rendu un autre arrêt le 30 mars 2016, dans lequel elle a reconnu un harcèlement moral et une « mise au placard » d’une salariée, confirmant cette fois-ci le jugement du CPH dans cette affaire (arrêt RG S 15/03350).

Plus récemment, le Conseil de Prud’Hommes de Paris a examiné le 2 mai 2016 un licenciement contesté par un salarié au motif qu’aucune tâche ne lui était confiée, que son travail était inexistant et que l’ensemble de ces faits l’ont conduit à la dépression entre autres troubles. Ce salarié a été licencié fin septembre 2014, après un arrêt maladie de sept mois et après huit années passées au sein de son entreprise. L’ancien salarié réclame aujourd’hui à son ancien employeur le paiement de l’indemnité compensatoire de préavis, de ses congés payés, ainsi que des dommages-intérêts pour harcèlement moral et nullité du licenciement.

D’après l’avocat de l’ex-salarié, celui-ci a été mis à l’écart intentionnellement avec pour objectif de le licencier sans payer d’indemnités. En revanche, pour l’employeur, le salarié ne peut pas invoquer une mise au placard devant le juge alors même que celui-ci n’a jamais exprimé son mal-être au travail par quelque biais que ce soit.

Dans cette affaire, l’ex-salarié a déjà été condamné en décembre 2015 pour diffamation publique. La justice avait alors jugé que les propos du salarié «inspirés par le ressentiment et l’animosité personnelle », « mettaient en cause l’honorabilité de la société X » et que l’accusation « selon laquelle l’employeur aurait ruiné sa santé » n’était alors pas « prouvée ».

La preuve du bore-out est effectivement la question essentielle des problématiques liées à la santé mentale au travail d’autant que les chiffres officiels manquent sur ces thématiques. Un chiffre officiel du ministère du Travail1 qui mesure l’ennui évalue à 43,7% le nombre de personnes qui s’ennuient au travail ; à 73% ceux qui s’ennuient en réunion. D’après une étude française, un peu plus de 30% des gens qui s’ennuient sont victimes d’un bore-out, «  c’est-à-dire qu’ils n’en peuvent plus, ils se sentent dé-professionnalisés ».

 

II. Les risques psychosociaux : une problématique essentielle dans les entreprises

La santé au travail est une problématique essentielle dans la gestion des entreprises et tout particulièrement la santé mentale. En effet, ces problèmes de santé mentale sont les principales causes de l’absentéisme au travail, de la perte d’emploi et des prises de retraite anticipées. 
 Le rapport « Mal être au travail ? Mythes et réalités sur la santé mentale et l’emploi »2 révèle qu’un travailleur sur cinq souffre de troubles mentaux, comme la dépression ou l’anxiété, et que bon nombre d’entre eux peinent à s’en sortir.

Au niveau de l’entreprise, une des conséquences est la baisse de productivité et de compétitivité. Les conséquences pour l’entreprise sont donc directes. De fait, d’après une étude de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail , 40-50% des entreprises de plus de 250 salariés ont mis en place des procédures pour lutter contre les risques psychosociaux au travail (entre 20-30% des entreprises de moins de 50 salariés) afin d’endiguer un phénomène de plus en plus présent au sein des entreprises.

Pour contrer ces difficultés, la Déclaration de Luxembourg pour la promotion de la santé dans l'entreprise de 1997 suggère d’améliorer l'organisation et les conditions de travail, de promouvoir la participation active et d’encourager le développement personnel.

Pour prévenir les risques psychosociaux, une démarche de prévention collective, centrée sur le travail et son organisation est à privilégier. Elle vise une situation de travail globale et s’intéresse aux principaux facteurs de risques connus.

Au-delà de cette obligation de prévention, d’autres pratiques se développent dans les entreprises. Elles visent à développer le bien-être ou la qualité de vie au travail. Si l’absence de risques psychosociaux est une condition nécessaire au bien-être ou à la qualité de vie au travail, la mise en œuvre de ces pratiques en entreprise relève d’autres enjeux (performance de l’entreprise, égalité hommes/femmes, conciliation des temps de vie, démocratie sociale dans l’entreprise…).

Dans un univers mondialisé où la performance économique des entreprises est essentielle, cet indicateur de la qualité de vie au travail peut se muer en indicateur de la bonne santé de l’entreprise. Or un climat social sain et une bonne qualité de vie au travail font partie des éléments pris en compte dans le calcul de la performance des entreprises.

S. A.-T.


1 Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser, Rapport du Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, faisant suite à la demande du Ministre du travail, de l’emploi et de la santé, Avril 2011.

2 « Mal être au travail ? Mythes et réalités sur la santé mentale et l’emploi », Rapport de l’OCDE, mars 2012.

Faculté de Droit