Droit pénal

Cyril PIOTROWICZ

Doctorant, Chargé d’enseignements à l’Université Jean Moulin Lyon 3

 

Cass. crim., 18 novembre 2015, n° 14-85.591

 

Si les lieux professionnels ne semblent pas a priori les plus propices aux rencontres amoureuses, ils n’en demeurent pas moins des lieux de discussion entre collègues. Si le français, la langue de l’amour, permet de retranscrire de nombreux sentiments, attention à leurs perceptions par celui, ou celle, à qui ils sont destinés

 

Les faits de l’espèce

M. X est chef de rayon dans un magasin de Poitiers. En décembre 2011, Mme. E est employée intérimaire et reçoit de la part de M. X, dès novembre 2011, de manière insistante des compliments tels que « belle » ou « mignonne » ainsi que des invitations à sortir ensemble qui seront déclinées à chaque fois. Peu après, M. X apprendra que Mme. E fréquente un autre employé, il se mettra alors à le dénigrer tout en reprenant ses avances et propositions envers elle.

En 2013, M. X ira même jusqu’à la convoquer dans son bureau, à lui réclamer un baiser et à lui envoyer des SMS. Mme. E demandera alors à M. X d’arrêter ces agissements, celui-ci lui rétorquera qu’elle et son ami sont alors « sur la sellette » et qu’au moindre « faux pas » elle sera sanctionnée. Le 30 janvier 2013, un certificat médical établira que Mme. E est victime d’un syndrome anxio-dépressif qu’elle attribue à un vécu professionnel difficile. Le contrat de travail de Mme. E ne sera alors pas renouvelé.

Mme. D qui travaille dans le même magasin a, dès le début de son contrat de travail, en novembre 2012, reçu des compliments de la part de M. X tels que « mignonne » ou à propos de « ses beaux yeux », il l’avait également invité à « prendre un verre après le travail ». M. X continuant malgré ses différents refus, elle lui a signalé qu’elle avait un ami, ce à quoi il répondit que ce n’était pas grave et qu’elle n’était pas obligée de le mettre au courant. De plus, en tant que responsable des plannings, il faisait en sorte de pouvoir réaliser les fermetures du magasin tard le soir avec Mme. D.

Toutefois, M. X n’a jamais eu d’agissement physique déplacé à l’encontre de Mme. D à l’exception d’une fois où il l’a prise par la taille.

Un jour alors que Mme. D se plaignait d’avoir eu froid dans la chambre froide, M. X lui suggéra de l’appeler afin qu’il vienne « la réchauffer ». Une autre fois, alors qu’elle arrivait en retard à cause d’une panne de véhicule, M. X lui proposa de « s’arranger » pour le rattrapage de ses heures, ce qui l’avait mise mal à l’aise. Enfin, alors qu’elle lui avait demandé un passe-partout pour pouvoir réaliser elle-même l’ouverture du magasin sans avoir à lui téléphoner, M. X lui avait répondu qu’elle en aurait un lorsqu’il aura eu ce qu’il voulait. Mme. D fait donc état d’une ambiance rendue malsaine par les avances incessantes et renouvelées de M. X, par la nécessité de surveiller ses moindres paroles qui pouvaient donner lieu à une réflexion déplacée et par l’angoisse de se retrouver seule avec lui. Comme pour Mme. E, son contrat de travail ne sera pas renouvelé.

 

La procédure

La Cour d’appel de Poitiers, dans son arrêt du 3 juillet 2014, a condamné M. X à 1 500€€ d’amende pour harcèlement sexuel. Il se pourvoit en cassation.

 

La décision de la Cour de cassation

Par un arrêt important du 18 novembre 2015, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme dans toutes ses dispositions la décision de la Cour d’appel. Elle estime que M. X « même s’il a mésestimé la portée de ses agissements » s’est rendu coupable de harcèlement sexuel par « des propos ou comportements à connotation sexuelle ayant placés les victimes dans une situation intimidante, hostile ou offensante objectivement constatée ».

 

L’intérêt de l’arrêt

Selon l’article 222-33, I du Code pénal : « Le harcèlement sexuel est le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui […] créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. »

Ce délit est donc constitué naturellement d’un élément matériel (la répétition de propos ou comportements à connotation sexuelle), d’un élément moral (l’auteur doit avoir la volonté d’imposer ce comportement à la victime) et d’un résultat légal (il doit en résulter une situation intimidante, hostile ou offensante).

En l’espèce l’élément matériel de l’infraction ne pose pas de problème particulier, M. X reconnait lui-même la connotation sexuelle de ces agissements ainsi que leur répétition : « …à raison des propositions de nature sexuelle qu’il reconnaissait lui-même avoir faites aux deux plaignantes ».

Le problème juridique soulevé par le défendeur aura trait à l’élément moral, celui-ci arguera : « qu’il n’avait pas conscience d’avoir imposé [son comportement] aux deux parties civiles » car « il n’avait pas insisté » et qu’ « il avait [eu] une mauvaise appréciation de son comportement ». Ainsi, le défendeur soutient qu’il n’avait pas conscience d’imposer ces actes aux victimes et donc que l’élément moral fait défaut.

Pour rejeter cet argumentaire, la Cour de cassation va rendre un attendu laconique : « le prévenu a, en connaissance de cause, même s'il a mésestimé la portée de ses agissements, imposé aux parties civiles, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle les ayant placées dans une situation intimidante, hostile ou offensante objectivement constatée ». La Cour de cassation ne se contente donc pas de répondre à l’argumentaire de la partie défenderesse relativement à l’élément moral, mais va également apporter des précisions quant au résultat légal de l’infraction.

L’apport de cet arrêt est majeur : il s’oppose aux éventuelles interprétations subjectives d’une infraction intrinsèquement liée aux personnes et aux relations humaines : le harcèlement sexuel.

Cette objectivisation partielle de l’infraction gravite autour de deux notions-clés : d’une part à propos de l’élément moral et de la mésestimation de l’auteur quant à la portée de ses agissements et d’autre part quant au résultat légal et à la constatation objective de la situation intimidante, hostile ou offensante.

 

A – Vers un élément moral objectif

Dans son attendu, la Cour de cassation estime que : « le prévenu a, en connaissance de cause, même s'il a mésestimé la portée de ses agissements, imposé […] des comportements à connotations sexuelles ». La question mérite d’être soulevée : comment une personne peut-elle, sans connaitre la portée de ces actes, commettre un délit intentionnel ?

Deux termes de la décision sont ici essentiels « en connaissance de cause » et « même s’il a mésestimé la portée de ses agissements ». S’agissant d’un délit, l’infraction de harcèlement sexuel est nécessairement intentionnelle comme l’exige l’article 121-3 du Code pénal.

« En connaissance de cause » nous semble faire référence à la connaissance qu’avait le prévenu du refus émis par les victimes de subir des propos ou comportements à connotation sexuelle.

« S’il a mésestimé la portée de ses agissements », ici la portée des agissements fait référence à leur effet, à leur impact sur la victime ; c'est-à-dire aux notions de contrainte dégagée par un comportement « imposé à une personne » et de situation intimidante, hostile ou offensante qui en résulte selon les termes de l’article 222-33 du Code pénal.

Il convient donc d’admettre que l’élément moral du harcèlement sexuel ne dépend pas seulement de l’auteur mais également de la victime.

En effet, c’est la victime qui va déterminer si les agissements lui sont imposés ou non.

Celle-ci dispose de la faculté souveraine soit d’accepter les propos ou comportements à connotation sexuelle, soit de les refuser.

Hormis l’hypothèse où la « victime » accepterait les agissements à connotation sexuelle, nous devons distinguer deux situations : d’une part, celle où la victime énonce clairement son refus à l’auteur et d’autre part, celle où la victime ne fait pas part d’un refus clair et précis à l’auteur ou qu’elle adresse ce refus à l’inspection du travail ou à un supérieur hiérarchique sans que l’auteur n’en soit informé.

C’est dans ces hypothèses que l’intérêt d’une répétition des agissements prend tout son sens. En effet, la répétition, nécessaire à la consommation de l’infraction, semble être le corollaire de la non-prise en considération du ressenti de l’auteur. En effet, celui-ci ne doit pas se fier à sa subjectivité et à son ressenti personnel mais doit respecter la décision d’autrui dès le premier refus, voir dès la première absence d’acceptation. Ainsi le comportement doit cesser quand bien même l’auteur estimerait qu’il n’importune pas la victime : l’auteur a connaissance du refus de la victime, et par sa réitération d’actes, impose son comportement à celle-ci même s’il n’a pas conscience des effets que celui-ci peut engendrer.

Avec cet arrêt, les auteurs présumés ne pourront plus arguer d’une absence de consentement à la séduction issue d’un malentendu ou d’une erreur d’appréciation quant à la réception de leurs actes par la victime. En effet, en précisant « même s’il [l’auteur] a mésestimé la portée de ses agissements », la Cour entend couper court à cet argumentaire en rendant l’infraction partiellement objective par référence à l’appréciation subjective de la victime.

Ici nous sommes bien face à une subjectivisation de l’infraction en faveur de la victime : elle seule peut déterminer si les agissements répréhensibles lui sont imposés ou non, soit en les acceptant, soit en les refusant. Mais dans le même temps, on assiste à une objectivisation partielle puisque la perception de l’auteur quant à la portée ou l’effet de ses agissements (c'est-à-dire s’ils sont ressentis comme imposés ou non) est rejeté. Ainsi, si pour l’administration « le silence vaut acceptation » en matière de harcèlement sexuel sans doute faut-il mieux admettre l’inverse. C’est une objectivisation partielle en faveur de la victime.

Mais, dans sa grande sagesse, et afin de ne pas rendre impossible toute tentative de séduction, la Cour de cassation limite le rôle de la perception subjective de la victime. En effet, si c’est à cette dernière, et à elle seule, d’admettre si les agissements lui ont été imposés ou non, ce n’est pas à elle d’apprécier si la situation qui en résulte revêt le caractère intimidant, hostile ou offensant exigé par le texte d’incrimination.

 

B – Vers un résultat légal objectif

La lettre de l’article 222-33 précité impose un résultat afin que l’infraction soit consommée : « les propos […] créent à son encontre [la victime] une situation intimidante, hostile ou offensante ». Un auteur s’était alors interrogé : « La question se pose de l’appréciation qui devra en être faite par les juges : spécialement leur faudra-t-il tenir compte des sentiments de la victime ou privilégier une analyse plus objective ? ».

Si cet auteur avait tenté d’amener une réponse critique théorique, il sera conforté dans son analyse puisqu’avec sa décision la Cour de cassation coupe court à toute interprétation : « le prévenu […] les ayant [les victimes] placées dans une situation intimidante, hostile ou offensante objectivement constatée ».

Une interprétation différente aurait sans aucun doute été préjudiciable au droit de la défense. En effet si la Cour avait admis que la situation hostile, intimidante ou offensante aurait pu être caractérisée selon des critères subjectifs propres à la victime, ceci associé au premier apport de l’arrêt, ci-dessus démontré, l’infraction de harcèlement sexuel serait devenue une infraction déterminée exclusivement par elle, le rôle de la juridiction aurait alors été limité à la constatation d’une répétition et de la connotation sexuelle des agissements. La victime aurait eu le privilège d’une part, de déterminer si les agissements lui avait été imposés, et ce même si l’auteur en avait méconnu la portée, et d’autre part, de déterminer les conséquences de ces agissements.

En exigeant une situation « objectivement constatée » elle impose un regard extérieur à une situation souvent intime, à des agissements qui se déroulent parfois de manière isolée, loin des regards extérieurs.

En exigeant que les victimes rapportent une preuve objective d’une situation intimidante, hostile ou offensante, il nous semble qu’elle entend ainsi également lutter contre le silence des victimes en les incitant à solliciter des avis extérieurs : psychologue, médecin, supérieur hiérarchique, inspection du travail, etc.

C’est donc une décision équilibrée que rend ici la Cour de cassation. Dans son premier plateau, elle facilite, pour la victime de harcèlement sexuel, la caractérisation de la contrainte : l’acte peut lui être imposé et ce même si l’auteur ne l’a pas ressenti ou n’en a pas conscience… Peut-être ici certains y verront les différences hommes/femmes, nous préférerons y voir les différences auteurs/victimes où les premiers n’ont pas toujours l’empathie nécessaire pour appréhender la souffrance qu’ils infligent aux secondes.

Dans son second plateau, afin de restaurer l’équilibre, la Cour estime que les conséquences des agissements à connotation sexuelle ne peuvent être issues d’une perception subjective de la victime, mais, à l’inverse, que ces conséquences doivent être objectivement constatées. Ainsi, bien qu’une victime puisse se sentir intimement contrainte, la situation intimidante, hostile ou offensante ne pourra pas simplement être perçue comme telle, mais devra être objectivement constatée et étayée par tout moyen de preuve.

In fine , lorsqu’il sera fait application de la seconde hypothèse du premièrement de l’article 222-33 du Code pénal, les propos ou comportements tenus afin d’entrainer la consommation de l’infraction de harcèlement sexuel devront être à l’origine d’une situation objectivement intimidante, hostile ou offensante pour les victimes et ce quand bien même l’auteur n’aurait pas pris pleinement conscience de la portée de ses agissements.

CP

Faculté de Droit